Inflexions : Au-delà de l’anniversaire du 18 juin, pourquoi vouliez-vous parler de De Gaulle, du couple de Gaulle dans ces cinq semaines qui précèdent l’Appel ?
Gabriel Le Bomin : J’ai rencontré le général de Gaulle en 2000, quand j’ai réalisé pour les Invalides les séries les séries de documentaires qui racontent l’épopée de la France libre. J’ai passé un an et demi avec ces histoires, ces hommes, ces héros, avec des gens qui étaient encore vivants à l’époque. J’ai eu le bonheur d’interroger l’artilleur de Kouffra, un des rares survivants. C’est quand même extraordinaire des Français libres. Je me suis nourri de cela et je me suis dit « mais c'est incroyable que la fiction ne s'empare pas de cette épopée ».
Inflexions : Oui, on parle beaucoup de la Résistance et peu de De Gaulle, encore moins de sa famille.
Gabriel Le Bomin : On a beaucoup raconté la Résistance, et c’est tant mieux. Moi aussi je l’ai fait. Mais au fond, la France libre est quelque chose que l’on connait mal. On confond avec les résistants alors que c’est aussi des militaires qui ont construit une armée parallèle, clandestine, illégale, mais une armée avec toutes ses dimensions, la terre, la mer, l’air, le renseignement, avec un homme qui a articulé tout cela qui s’appelle Charles de Gaulle. Donc l’idée de faire un film est née là, plus ou moins. Puis je me suis écartée du sujet. Mais j’ai retrouvé de Gaulle lors de la réalisation de certains de mes films, sur la politique, la guerre d’Algérie, la Ve République dont il est le penseur et le créateur. Je ne savais alors pas comment me saisir du personnage.
Inflexions : Alors racontez-vous...
Avec Valérie Ranson Enguiale (co-scénariste du court-métrage L’Occupant en 2008), avec qui j’ai travaillé, nous avons beaucoup cherché : aujourd’hui, la véritable modernité ce n’est pas simplement de raconter qui était Charles de Gaulle. À côté d'un grand homme, il y a souvent une grande femme. D’où la question : ne pourrait-on pas chercher une partie de l’histoire dans le personnage de son épouse, Yvonne ? Il existe très peu de choses sur elle, mais quand même suffisamment dans les Mémoires de son mari, dans des lettres, dans des biographies. En partant de ces sources, nous avons construit un film qui aurait pu s’intituler Elle et lui : les de Gaulle. Le sujet se traduit alors en une question : comment dans un couple, qui est évidemment au-dessus de la mêlée, un couple qui réfléchit à ce qui se passe, c’est-à-dire à l’effondrement militaire et politique de son pays, les sensibilités et les personnalités de l’un et de l’autre s’épaulent et se nourrissent ? De Gaulle a dédicacé ses Mémoires à Yvonne, en écrivant, de mémoire : « À Yvonne sans qui tout cela n’aurait pas été possible. » C’est ça que nous avons voulu raconter. Comment un homme arrive-t-il à prendre la décision de sauter dans l’inconnu ? Un psychiatre m’a dit qu’ « un saut dans l’inconnu, c’est un suicide en termes de psychiatrie ». Il s’avère que cette décision correspond à un parcours personnel, un parcours de partage avec cette femme et aussi avec la solidarité de cette famille.
Inflexions : Comment décririez-vous cette famille ?
Gabriel Le Bomin : C’est une famille extrêmement unie. Elle est d’une force absolument inouïe. Elle s’est soudée avec les enfants bien sûr, mais aussi beaucoup avec la petite Anne, trisomique, que le couple de Gaulle, contre vents et marées, a assumé totalement, à une époque où la trisomie n’était pas encore identifiée, nommée, et où les enfants qui en étaient atteints étaient soustraits à leur famille et confiés à des institutions. Les de Gaulle ont toujours refusé cela ; ils ont assumé cette enfant au quotidien. De Gaulle a écrit des pages extraordinaires sur la force que lui, leur, donnait Anne.
Inflexions : Ce sujet vous change de vos thèmes habituels.
Gabriel Le Bomin : C’est pourquoi Valérie Enguiale m’a aidé. À partir de cette histoire, nous avons écrit un scénario ensemble. J’insiste sur le fait que nous l’avons écrit à deux, car ma seule sensibilité ne me permettait pas de réaliser un scénario de cette délicatesse-là. J’étais assez à l’aise sur les séquences politiques et militaires, alors que Valérie a beaucoup apporté au projet sur les séquences intimes. Nous avons vraiment mutualisé le travail. Une expérience d’écriture riche et intéressante. Nous nous sommes emparés de cette histoire, un peu inconscients de ce à quoi nous touchions. Il fallait cette inconscience, sinon nous aurions été écrasés par la figure historique. Nous avons décidé de ne pas traité de la statue du Commandeur, mais du de Gaulle illégitime, c’est-à-dire de celui qui n’a pas encore la légitimité de ce qu’il a accompli, celui qui fait ce saut dans le vide, qui plonge dans quelque chose de totalement illégal. Il a désobéi. Je n’ai jamais oublié la phrase de Leclerc rentrant dans Paris : « Tout ce que j’ai fait de grand dans ma vie, je l’ai fait en désobéissant. » C’est quand même une sacrée source de réflexion pour un militaire !