S’il est aisé d’affirmer, en islam, que notre époque qualifie linguistiquement le terme « djihad » à travers le prisme guerrier, il n’en demeure pas moins qu’une autre dimension, celle-ci davantage conceptuelle sinon centrale, constitue le substrat sur lequel se déploient les relations entre le sacré et le métier des armes.
En effet, évoquer la notion de guerre légale sous le seul aspect qu’elle s’effectue dans le sentier de Dieu, avec en prime un ticket d’entrée aux jardins du paradis et son lot de soixante-dix vierges, c’est travestir à dessein la qualité majeure et intrinsèque du rapport qu’entretient l’Islam avec le concept de guerre : la codification en droit.
Dès lors, les récits emprunts d’angélisme relatant les victoires musulmanes pendant l’expansion de la dernière religion monothéiste laissent la place, davantage méritoire et d’autant plus sérieuse, à un enseignement scientifique1. Validé par tous les experts de la question (historiens, sociologues occidentaux et théologiens du monde musulman), celui-ci met en exergue le fait historique selon lequel l’Islam a été la première civilisation à penser la guerre non plus comme un art, un outil ou une nécessité mais comme un véritable codex.
À cet égard, il est édifiant de constater que l’éthique musulmane, du point de vue de ce qu’elle comporte en elle, en terme de codification, a été le précurseur en matière d’édification du jus in bello, notamment dans les domaines de protection de la vie humaine, de la propriété et de la dignité, et ce bien avant les Conventions de Genève. Autrement dit, l’Islam a inventé le droit de la guerre, anticipant de neuf siècles ce que les sociétés à héritage laïcisé adopteront ultérieurement dans la conception de leurs armées2.
Il ne s’agit pas d’établir que nos sociétés contemporaines auraient « emprunté » à la civilisation musulmane les principes d’une codification de la guerre, mais de relever que les premières ont développé la similarité d’une éthique « déjà » inhérente à la seconde3.
L’éthique musulmane qui sous-tend la codification du droit de la guerre et les enseignements constitutifs du fonctionnement des armées occidentales n’établissent pas un conflit entre deux droits. Au contraire, à l’aulne d’un tel parallèle, le droit musulman et le droit occidental inaugurent, ensemble, l’expression et le partage d’un droit commun sans lequel nous serions aujourd’hui encore, au niveau de la barbarie primitive. Tous deux, chacun en fonction de son point de vue, la création divine et la philosophie des Lumières, célèbrent une même humanité et son maintien au cours du déroulement de l’histoire.
Les experts du droit international humanitaire (dih), en intégrant les méthodes de guerre modernes, et les jurisconsultes de la loi canonique islamique (Charia) ont pu constater leurs convergences lors de la conférence d’Islamabad4. Les experts de la charia, de leur côté, n’ont cessé de construire une réflexion sur la protection des non-combattants, en décrétant, par exemple, la non conformité de l’usage de la catapulte en raison de son incapacité à frapper avec discernement.
Les docteurs de la loi islamique ont ainsi édicté, au cours de ces 1 400 années, de nouvelles règles en phase permanente avec le développement des méthodes de guerre. Non seulement le droit islamique établit une différence claire entre combattants et non-combattants, mais il renferme tout un ensemble de dispositions relatives à la protection de ces derniers, similairement à celles du dih. Les deux doctrines, insistent très fortement sur l’obligation de traiter l’ennemi avec humanité. À cet égard, il n’est pas inintéressant de noter que le droit islamique prescrit même de garantir l’approvisionnement en eau du camp adverse5. Le traitement des prisonniers de guerre est un autre élément clairement défini à la fois par l’Islam et le dih, qui tous deux préconisent la compassion envers l’ennemi capturé. À ce propos, c’est l’entorse à ces principes et la négation du droit à Guantanamo et à Abou Ghraib qui a irrité la communauté internationale, celle-ci s’indignant devant la proposition de loi américaine d’autoriser les méthodes d’interrogatoire portant atteinte à la dignité. Les points de convergence sont nombreux : traitement du personnel médical, des femmes, des enfants, des vieillards, des blessés, des morts6… Il est à souligner également que le nettoyage ethnique est proscrit par l’Islam autant que par le dih non seulement comme but de guerre mais surtout, il convient de le rappeler, comme moyen en tant que conduite de la guerre.
Enfin, il convient de rappeler que la notion de djihad, réceptacle inépuisable de définitions, signifie, avant tout autre interprétation, l’effort envers soi-même. Cet effort est, in fine, mis en application dans le contexte de guerre, nourrissant une morale, comme dans toutes les autres situations de la vie d’un homme.
Par ailleurs, il s’agit de mettre en échec la confiscation d’une version instrumentalisée du djihad à des fins politiciennes (doctrines extrémistes de type islamiste) au profit d’un effort, un travail, une compétence codifiés qui le sont, pour notre sujet, au sein d’une armée. La vraie question est de savoir s’il existe un lien entre djihad et terrorisme. La réponse est évidemment négative. Le premier, moral et intellectuel s’oppose fondamentalement au second, immoral et barbare. En effet, le terrorisme nie totalement la dimension sociologique de l’homme en tant qu’être social soumis à régir ses relations avec autrui s’appuyant essentiellement sur une fin justifiée par tous les moyens, fussent-ils inhumains. Tandis que le djihad, principe humanisant, définit l’idée même l’existence d’adversité et de contentieux et, par corollaire, son « règlement », par un choix codificateur distinguant fins et moyens.
La constitution juridique d’une aumônerie musulmane aux armées françaises vient célébrer ces « retrouvailles », entre une conception codificatrice d’un engagement militaire inhérente à la foi et le sens de la mission au service de la nation, portée par l’institution. Il en va de la capacité de la France à écrire, comme elle a souvent excellé en s’y adonnant, une noble page de l’histoire, scellant du même coup une loyauté sans faille des soldats français de confession musulmane envers leur État de droit, affirmant un djihad « républicain », fût-il à l’encontre de tenants d’un autre djihad, infondé, illégal et illégitime. Le témoignage authentique d’une foi, c’est-à-dire de la foi musulmane et l’engagement militaire sous le drapeau français impliquent de facto, l’acception de combattre au nom d’un principe de dignité, de justice et de liberté. On comprendrait mieux alors que la première soit au service de la seconde, sachant que chacune d’elles place l’homme au centre de sa construction éthique, l’une éclairée par le divin, l’autre par l’humanisme philosophique des Lumières.
1 J. Flori, Guerre sainte, jihad, croisade, Le Seuil, 2002.
A. Morabia, Le Jihad dans l’Islam médiéval, Albin Michel, 1993.
2 D. Cumin, « Qui est combattant ? », Inflexions, numéro 5, janvier-mai 2007, La Documentation française.
3 A. Zemmali, conseiller du cicr au Caire : « Les experts réunis dans le cadre de la conférence ont pu établir qu’il n’existe pas d’oppositions majeures entre le droit international humanitaire séculier et les principes de la charia en temps de guerre ».
4 Conférence de l’Université islamique internationale d’Islamabad et du cicr, 30 sept.-2 oct. 2004.
5 Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, 27e conférence, Genève, 3-7 déc. 1995.
6 H. Nusrat, Mouvement international de la Croix Rouge et du Croissant Rouge, 2004.