N°45 | L'échec

Julien Viant

Éditorial

Ce numéro paraît en septembre 2020, quatre-vingts ans après la Débâcle. Certains lecteurs auraient peut-être aimé que la revue abordât la défaite de juin 1940. Mais fidèle à son habitude, Inflexions a fait le choix de décaler le point de vue pour éviter de réduire l’étude à une analyse historique. Choix a donc été fait de penser l’échec.

Car la défaite de 1940 est d’abord et surtout un échec majeur. « La France connaissait un revers en voyant ses espoirs de victoire contre l’Allemagne nazie détrompés par la percée des Ardennes » peut-on lire dans le Robert. Émergent alors d’autres questions : qu’est-ce qu’un échec ? Quelles en sont les causes ? Qui décide qu’il y a « échec » ? Comment y faire face ? L’échec est-il définitif ?

Nous pourrions aussi aborder le sujet en partant de la constatation que notre société cherche en permanence la performance, la perfection et déconsidère ceux qui ne réussissent pas, les repoussant tels des parias. Mais peut-on toujours réussir ? L’échec n’est-il pas nécessaire pour apprendre à réussir ? N’est-il pas indissociable de la vie elle-même ? Existe-t-il des points de bascule entre la réussite et l’échec ? Des perceptions différentes d’un événement en fonction de la grille de lecture employée ?

Avec le thème de l’échec, Inflexions se propose d’explorer un vaste champ d’analyse, traitant de la chose militaire, mais pas uniquement puisqu’il s’agit de passer de la notion de défaite, restrictive et accusatrice, à l’étude de l’homme, de ses actions et des leçons qu’il en tire.

Jean-Pierre Albert ouvre le débat en distinguant l’échec de la défaite. Il appréhende les contours respectifs de ces deux notions pour mieux les relativiser voire les requalifier. Le général Henri Bentégeat poursuit avec ce qu’il nomme le « complexe Gamelin », qui saisit immanquablement tout chef d’état-major des armées au moment où il prend ses fonctions : « Vais-je être à la hauteur ? » À partir de son expérience personnelle, il envisage les conséquences en matière de formation, de réflexion, de travail en équipe. Il aborde, pour les dirigeants, le besoin de culture générale et d’ouverture intellectuelle, mais aussi la nécessité d’apprivoiser la notion d’échec pour en anticiper l’éventualité.

Xavier Hélary se penche sur la bataille de Crécy de 1346 et les désastres subis par la chevalerie française. Philippe Vial et Thomas Vaisset reviennent sur le douloureux « sabordage de la flotte » à Toulon, tandis que Jean-Luc Cotard étudie les décisions prises au cours des combats du Belvédère en 1944. Ivan Cadeau propose un retour sur la guerre d’Indochine et sur l’absence de suites données aux commissions d’enquête détaillant les défaites subies, dont celle de Diên Biên Phu. Ce dernier point interroge plus largement sur la capacité des institutions à apprendre de leurs échecs. Jérôme Pellistrandi présente les différentes options successivement retenues pour surmonter les revers de 1870, 1914 et 1940. Enfin, Gilles Haberey rappelle combien enseigner l’échec aux futurs chefs, plutôt que de l’occulter, est un formidable outil pédagogique de préparation à la décision.

Yann Andruétan et Patrick Clervoy, quant à eux, renvoient vers l’épreuve émotionnelle qu’est la confrontation à un échec. Ils s’intéressent autant à ses conséquences psychiques et psychopathologiques, qu’aux moyens thérapeutiques disponibles pour y faire face. Didier Sicard souligne combien la mort d’un patient est ressenti par le médecin comme un échec. Nul doute que cette réflexion trouvera un écho dans le vécu du personnel soignant engagé dans la récente crise de la covid19. Aujourd’hui, la classe politique dans son ensemble, qu’elle soit ou non au gouvernement, fait également l’objet de vives critiques. Or l’échec en politique est le thème de l’entretien accordé à la revue par Alain Duhamel. Le politiste y analyse l’évolution du monde politique dans sa relation à l’échec. Comment, dans ce cadre, ne pas revenir avec Christian Vigouroux sur l’affaire Dreyfus, dont le fil conducteur semble avoir été l’obstination dans l’échec ? En décrivant cette obstination frôlant l’obsession, l’auteur permet au lecteur attentif à l’actualité cinématographique de compléter son opinion sur les ressorts de l’Affaire.

Un environnement peu propice au développement personnel favorise les échecs répétés, ce dont la faillite scolaire est souvent l’un des signes. Alors que la pression pour réussir est toujours très forte, les enfants qui n’arrivent pas à suivre sont exclus et ressentent cette exclusion comme une double peine. L’éclairage d’un psychologue de l’éducation tel que Gilles Dardenne aurait manqué dans ce numéro. Travailler sur les causes de l’échec est d’autant plus utile que celles-ci peuvent être aussi la source de réussites. Ivan Gavriloff, dans un tour d’horizon de découvertes célèbres, parmi lesquelles la Pénicilline, le Viagra ou le numérique, souligne combien ces réussites sont fondées sur… des échecs.

La défaite est objective mais l’échec est affaire de perception. Axel Ducourneau remet en perspective les opérations civilo-militaires menées sur les théâtres d’opérations comme autant de projets de développement dont l’analyse du succès ou de l’échec dépend du contexte culturel. Succès ou échec, selon l’acteur concerné et la temporalité attendue, l’incertitude s’impose toutefois au décideur, qui ne peut faire autrement que de continuer à agir. À tel point que, comme le décrit Patrick Lagadec, dans la maîtrise des risques et la planification de crise, l’échec peut parfois être un soulagement : lorsque des décisions opportunes se heurtent à des refus dogmatiques, elles apparaissent comme des sources d’échecs moins difficiles à supporter que la question initialement posée. Mais à quel prix et à quelle échéance ? Benjamin Brunet et Wassim Nasr, enfin, étudient le djihadisme violent. Une approche purement occidentale pourrait estimer l’entreprise djihadiste vouée à l’échec. Ces deux auteurs mettent en lumière le lien existant entre djihadisme et espérance révolutionnaire. Avec l’effet levier de la transformation des défaites en victoires par le truchement de la propagande, apparaît un autre récit qu’il convient d’appréhender dans sa réalité pour tenter de le contrer avec efficacité.

Avec ce numéro, Inflexions fait sienne la phrase du fantasque Elon Musk : « L’échec est inhérent au processus de création. »