Marc Bloch fait l’objet d’un regain d’intérêt. Il est vrai que le fondateur des « Annales », par son œuvre comme par sa vie et par sa mort, apporte à la question « qu’est-ce qu’être Français ? » des réponses qui restent d’actualité.
Ainsi, le recueil de textes récemment publié aux éditions Gallimard sous le titre Marc Bloch. L’Histoire, la guerre, la Résistance, vient-il à point.
Pour les fidèles d’Inflexions, nul doute que la relecture de « L’Étrange Défaite », tout particulièrement, puisse constituer un stimulant pour la démarche qui caractérise les ambitions de cette revue.
Ardent patriote, combattant émérite de la Grande Guerre comme de la funeste campagne de 1940, officier exemplaire de vertu militaire, voilà un homme qui n’en a que plus de crédit pour, au lendemain même de la défaite, dès juillet 1940, jeter un regard impitoyable sur les causes d’un désastre qui l’ébranle au plus profond de l’âme.
Impitoyable, sa critique l’est pour cette armée, qu’il aime tant par ailleurs, stigmatisant « l’incapacité du commandement ». Pourrons-nous, dans nos écoles et dans nos états-majors, jamais assez méditer ce mot : « En d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle, et c’est peut-être ce qu’il y a eu en lui de plus grave » ? L’argumentation est fouillée, étayée par mille observations, rigoureuse et implacable.
Et voilà pour nous une première leçon : on peut être un officier en tous points exemplaire, d’une loyauté sans faille, et s’interdire l’autocensure, quand bien même il faut toucher là où ça fait mal, dès lors qu’une vérité salutaire est à ce prix.
Mais Marc Bloch n’est pas moins sans complaisance vis-à-vis de ses concitoyens, des faiseurs d’opinion, et des dirigeants. Son « examen de conscience de citoyen » commence par cette observation qui reste à méditer : « Dans une nation, jamais aucun corps professionnel n’est, à lui seul, totalement responsable de ses propres actes. Pour qu’une pareille autonomie morale soit possible, la solidarité collective a trop de puissance. Les états-majors ont travaillé avec les instruments que le pays leur avait fournis. Ils ont vécu dans une ambiance psychologique qu’ils n’avaient pas toute entière créée. »
Là encore, le patriote fervent se fait violence : « Certes, je n’aborde pas de gaieté de cœur cette partie de ma tâche. Français, je vais être contraint, parlant de mon pays, de n’en pas parler qu’en bien. » Et c’est le constat, sans concession, des illusions, des lâches abandons, des défaillances et des compromissions, individuelles et collectives.
Ainsi recevons-nous là une deuxième leçon, propre à nous conforter dans notre entreprise qui associe civils et militaires dans une commune réflexion. Qui sait quels drames futurs se préparent aujourd’hui sans que nous en soyons conscients ? À nous d’en traquer les prémisses à la lumière des tragiques enseignements de Marc Bloch.
Pour cela, la lecture du grand historien est aussi, et peut-être surtout, un puissant encouragement à ne pas désespérer d’une France qui saurait à nouveau réunir tous ses enfants, au-delà des clivages ethniques, idéologiques ou religieux, dans des valeurs partagées issues d’un héritage qu’il urge, à l’exemple de Marc Bloch, de considérer dans ses lumières plus que dans ses ombres.
Le propos introductif de « L’Étrange Défaite » revêt à cet égard une saisissante actualité : « Je suis juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n’en tire ni orgueil ni honte… Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite… La France… demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux. »
« …J’ai fait mien son passé… » N’avons-nous pas à le faire à nouveau nôtre, ce passé, notre héritage, sur la voie où, dans un propos impérissable, Marc Bloch nous y engage : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération. »