Il peut paraître étrange d’évoquer un « courage de la vérité », car le courage est ordinairement construit comme une capacité à faire valoir la force de son corps ou la résistance de son psychisme face à des dangers, des menaces, ou même au cours d’un affrontement effectif. Mais on demeure dans le rapport de force. Le courage, c’est, à l’intérieur d’un rapport de force, une affirmation de soi qui tient bon. Parler d’un courage de la vérité peut sembler paradoxal pour deux raisons. Tout d’abord, parce que la vérité, sa recherche comme sa démonstration ou son énonciation, supposent ordinairement qu’on soit sorti des rapports de force. Ensuite, parce que la vérité paraît requérir bien autre chose que du courage : de l’intelligence, de la lucidité, de la rigueur, de la perspicacité. Mais du courage ? Et pourtant, cette idée d’un « courage de la vérité » a été défendue, explicitée, étudiée par Michel Foucault, qui en a même fait le titre général d’une année de cours et de recherche au Collège de France, en 19841. Mais avant d’étudier l’intérêt et les enjeux d’un tel concept, on peut donner quelques indications générales sur le rapport entre courage et philosophie.
Il existe une histoire du courage2, au sens où ce terme a pu désigner au cours des temps des postures, des attitudes distinctes. Dans le domaine militaire, les formes de courage ont dû se transformer au gré des révolutions techniques et stratégiques : système hoplitique, apparition des armes à feu, guerres révolutionnaires puis totales, guerres insurrectionnelles, mise au point de l’arme nucléaire...
Je voudrais simplement évoquer ici un moment de transition, important parce qu’il a touché de près la philosophie et que les textes de Platon en conservent la marque. Les historiens de la Grèce antique ont tous insisté sur la rupture représentée par l’invention de la phalange3. À partir du viie siècle av. J.-C., les cités grecques ont mis en œuvre une méthode de combat d’une efficacité redoutable, qui explique largement la victoire des Grecs, bien moins nombreux pourtant, sur les Perses à Marathon. Il faut imaginer le dispositif suivant : chaque soldat tient un grand bouclier rond (le hoplon) soutenu par son avant-bras gauche, par lequel il protège son flanc gauche et le flanc droit de son voisin, son propre flanc droit étant protégé par le bouclier de l’hoplite situé sur son autre côté. Il tient de sa main droite une longue lance qui lui servira quand la mêlée deviendra plus confuse. Les fantassins dessinent une ligne compacte et sont disposés en formations serrées de plusieurs rangs de profondeur, de telle manière qu’un hoplite qui tombe soit aussitôt remplacé par celui qui se tient derrière lui. Ce qui se présente, face à des adversaires dispersés, c’est un mur tout à la fois défensif et offensif, qui oppose une cohésion impeccable et implacable à l’attaque ennemie.
La richesse symbolique de ce dispositif est immense. Celui-ci induit une égalité certaine entre tous les combattants. Il n’y a plus de héros, plus de singularités, mais des individus qui font masse, qui forment un bloc soudé. Toute la puissance de cet appareil de guerre provient de sa cohésion et de sa discipline. Il ne s’agit pas pour l’hoplite de jouer au héros et d’aller provoquer l’adversaire pour se faire un nom dans un combat singulier. Car s’il sort des rangs, aussitôt il met en danger son partenaire. Chacun doit garder sa place et s’inquiéter surtout d’avancer au même pas que tous les autres. Cette même égalité et le souci des autres, le sens du collectif constituent les fondements de la démocratie. Le modèle hoplitique a aussi valeur politique.
Par ce nouveau système, la détermination du courage se trouve elle-même totalement transformée. Dans le contexte homérique, dans les combats de l’Iliade, le courage était une question d’ardeur. Il désignait cette énergie qui traversait le héros, et non seulement l’empêchait de trembler, mais plus encore le précipitait farouchement au combat. Le modèle de la phalange impose d’autres valeurs. Ce n’est plus le courage comme emportement divin, fureur héroïque, à la limite d’un aveuglement faisant perdre toute conscience du danger. C’est le courage comme capacité à tenir bon, à rester à sa place, à conserver jusqu’au bout rythme et cohésion. Le courage donc comme patience, comme endurance. Ces nouvelles valeurs militaires devaient déborder largement leur espace d’émergence. On peut citer par exemple la réflexion que fait Socrate au cours de son procès4. Les juges lui proposent d’échapper à la peine capitale à la seule condition qu’il cesse de hanter l’agora pour questionner les uns et les autres, et surtout leur faire perdre la face par ses questions incessantes et insistantes. Et Socrate de répondre qu’il serait un bien mauvais hoplite s’il se laissait effrayer par des menaces de mort et abandonnait la place que le dieu lui a assignée. C’est la morale du soldat qu’il oppose pour expliquer aux juges son refus de toute concession : tenir bon. On peut trouver un deuxième développement du courage hoplitique dans ce que les chrétiens appelleront la patientia, la vertu du martyr. Là encore, pour ces soldats du Christ, il s’agissait de tenir bon, de ne pas céder à l’angoisse de la mort et de ne rien lâcher de leurs convictions.
Il était utile de rappeler ce contexte grec, car il constitue un fond culturel important pour comprendre le travail de Foucault autour de l’idée de courage de la vérité. Je dessinerai à partir de ses leçons au Collège de France5 et en 1984 quatre séquences : le courage démocratique de la vérité, le courage socratique de la vérité, le courage cynique de la vérité et, enfin, le courage de la vérité comme secret des Lumières chez Kant.
Il existe un certain nombre de fondements évidents de la démocratie : l’égalité de tous devant la loi, la liberté d’expression, le respect des droits fondamentaux et de la dignité de chacun... Ces choses-là sont connues, mais Foucault, dans son cours prononcé au Collège de France, crée la surprise en révélant un pilier oublié, ou décidément trop caché, de la démocratie grecque : la parrêsia. Un terme grec assez difficile à traduire. Il signifie étymologiquement le fait de tout dire. Tout dire donc, sans rien dissimuler de sa pensée, sans retenue hypocrite ou calculatrice, sans arrière-pensée. Mais le « tout dire » de la parrêsia relève moins de la sincérité que de la franchise. Il est davantage politique que moral. C’est un tout dire qui ne craint pas la honte, mais la lâcheté. Celui qui doit tout dire, ce n’est pas le pécheur devant son confesseur ou l’enfant à ses parents. C’est l’homme politique à l’Assemblée, qui ne doit rien cacher à ses concitoyens ni de la gravité de la situation présente ni de la dureté des choix à faire. Pilier de la démocratie, car sans ce courage toute démocratie s’altère, se corrompt et sombre dans la démagogie. L’ennemi de la parrêsia, de cette prise de parole directe, c’est la flatterie, la rhétorique du démagogue qui ne cesse de cacher ses convictions (pour autant qu’il en ait) et s’attache surtout à sentir les opinions dominantes afin de les caresser.
Il faut cependant préciser pourquoi ce « tout dire », ce « dire vrai » sans dissimulation ni détour, est lié à ce point à la vertu de courage. La parrêsia suppose une prise de risque, une certaine exposition à la colère de l’autre, puisqu’il s’agit précisément d’énoncer des thèses qui vont à l’encontre de la foule. C’est l’exemple, pris par Foucault, de Périclès qui, pendant la guerre du Péloponnèse6, s’adresse au peuple d’Athènes pour lui faire entendre des vérités douloureuses. Périclès refuse de lui complaire et accepte le risque de susciter son indignation, sa rage, sa haine. Il tient au peuple des discours durs à entendre et sans concession. Le courage en démocratie, c’est précisément une prise de parole qui n’est pas consensuelle, mais au contraire dérangeante. Il ne s’agit pas de rechercher l’accord le plus étendu, le consensus le plus large, mais au contraire de bousculer des opinions majoritaires, des évidences confortables, de provoquer des sursauts.
Socrate, dont on a déjà vu qu’il pouvait prendre modèle sur le courage hoplitique pour caractériser son engagement philosophique, représente pour Foucault celui qui va transformer la parrêsia politique en parrêsia éthique. Périclès s’adressait, dans des discours coupants, à la communauté citoyenne réunie en Assemblée. Socrate ne cesse de fréquenter les rues et les places d’Athènes pour trouver des interlocuteurs à interroger sur leurs convictions annoncées, leur prétendu savoir. Le cadre, la forme et l’objet ont changé. Autrefois, l’Assemblée politique, le grand discours, le peuple réuni. Maintenant, la place publique, la mise à l’épreuve par le dialogue, l’âme d’un individu. Le courage de la vérité prend donc, avec Socrate, une autre forme, qui comprend pour la philosophie une dimension d’origine.
Socrate, quand il s’adresse à ses interlocuteurs, dans d’interminables dialogues dont Platon nous a donné l’idée par son œuvre, suscite assez vite leur défiance, leur agacement et bientôt leur colère (insultes de Calliclès dans le Gorgias7, de Thrasymaque dans la République8). Du reste, on les comprendrait presque, tant chacun a pris l’habitude de ne plus interroger ses convictions et de s’arranger avec ses contradictions. Le courage socratique de la vérité, c’est cela aussi : accepter d’examiner à fond ce que l’on reçoit comme évidences et qui ne sont peut-être que des illusions, et interroger l’harmonie qu’on doit mettre entre ses discours et ses actes, ses paroles et ses gestes9. Le courage de la vérité, qui s’exerçait à l’Assemblée, prend avec Socrate une forme éthique, inter individuelle, psychagogique. Une forme qui se retrouvera plus tard, au cours de la période hellénistique et romaine, dans la pratique de direction d’existence des stoïciens ou des épicuriens. Le maître de vie devra alors faire preuve d’un certain franc-parler, d’un courage de la vérité. S’il veut correctement guider, émanciper, soigner, corriger, il devra dénoncer clairement et directement les défauts, les vilaines passions, les mauvaises habitudes de son disciple, en acceptant par avance le risque de susciter son indignation ou sa colère10.
Ce courage de la vérité, après Périclès et après Socrate, peut prendre encore une troisième forme antique avec les cyniques, forme du reste assez déconcertante11. Ce que l’on appelait autrefois « cynisme » n’a presque plus rien à voir avec le sens actuel. Aujourd’hui, on entend par cynisme une poursuite de l’intérêt personnel méprisant toutes les valeurs morales et altruistes, et qui ne prend même pas la peine de se masquer mais s’affiche sans vergogne. Les cyniques de l’Antiquité eux aussi étaient scandaleux, mais pas pour les mêmes raisons. Ils se donnaient pour tâche de dénoncer les conventions idiotes, les hypocrisies sociales et les compromissions que chacun est prêt à accepter, mais ils les dénonçaient depuis une position d’extériorité qui les rendait imperméables à toute récupération. C’est pourquoi ils vivaient comme des chiens (d’où le qualificatif kunikos, formé à partir du terme grec désignant le chien) : sans logis, misérables, errants. Ils cheminaient de ville en ville avec pour toute richesse un bâton, une besace et un vieux manteau qui leur servait de couverture. Ils se postaient sur les places publiques et, de là, commençaient à haranguer les foules, critiquant tous les faux-semblants, dénonçant la vanité des possessions matérielles et des statuts sociaux, l’emprisonnement de chacun dans des représentations imbéciles, le scandale des inégalités ou les corruptions politiques. Mais c’est leur mode de vie sans concession qui leur permettait cette prise de parole rugueuse et provocatrice. Cette existence dépouillée leur donnait une liberté souveraine, une indépendance totale. N’étant prisonniers d’aucun lien social, ils se trouvaient autorisés à tout critiquer, sans qu’on puisse jamais leur reprocher leur contradiction. Ici, on devine une troisième modalité du courage de la vérité, articulée sur un choix d’existence radical. Car, avec les cyniques, le courage d’une prise de parole intempestive et critique se fonde sur un courage pratique : celui d’une existence rustre, dure, quasi animale, existence qui accepte et revendique le dépouillement le plus complet comme condition d’une liberté absolue s’exprimant à travers un franc-parler qui met chacun face au mur de ses contradictions et de ses petits arrangements de conscience.
Il existe une quatrième figure du courage de la vérité, plus tardive. Foucault, à plusieurs reprises12, a commenté un opuscule de Kant (en fait un article publié dans une revue) intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? »13. Dans ce texte, Kant dit une chose très simple : ce que l’on appelle les Lumières, c’est un acte de courage. De quel courage s’agit-il ? Celui d’un mouvement, d’une sortie, d’une échappée. C’est le mouvement par lequel on quitte volontairement l’état de minorité, état de dépendance confortable. La minorité, c’est l’état dans lequel on nous dit, on nous prescrit, on nous ordonne ce qu’il faut faire, penser, croire, ce qui tout à la fois est contraignant mais soulage du fardeau des prises de responsabilité.
Penser par soi-même, sans forcément aligner ses opinions sur celles d’un livre ou d’une autorité ; agir selon sa conscience, sans suivre aveuglément les indications d’un directeur de conscience ; se donner des règles de vie et d’hygiène, sans se laisser dicter ses choix d’existence par un médecin : c’est entrer dans la majorité. Le livre, le directeur de conscience, le médecin : ce sont les trois exemples pris par Kant dans son opuscule. On voit bien qu’ils convergent tous vers un seul concept : l’autonomie. Qu’est-ce que les Lumières ? C’est le courage de penser en exerçant son propre jugement, d’agir en ne se recommandant que de sa conscience, de se donner à soi-même une discipline de vie. Le premier élément est évidemment central, parce qu’on pourrait dire que c’est à partir de lui que se déploient les deux autres. Les Lumières donc, ce n’est pas tant (même si c’est aussi cela) un moment de l’histoire, un courant philosophique, une évolution des mentalités. C’est, dit Foucault après Kant, une attitude, une posture, un certain rapport de soi à soi, une décision éthique. Et on retrouve, comme pour la parrêsia, un même élément de courage, une nouvelle fois déplacé. La parrêsia, c’était, dans sa version antique, une parole libre adressée aux autres, dans laquelle on prenait le risque, en exposant sans fard ses convictions, de froisser, déranger, bousculer. Cette fois, avec Kant, le courage de la vérité s’intériorise. Ce n’est pas l’autre que je provoque, mais moi-même. Et j’accepte d’être dérangé par moi-même dans mes certitudes et je m’oblige à me faire l’unique auteur de mes jugements.
On était donc parti d’une figure à la fois militaire et historiquement datée du courage : le courage hoplitique comme capacité à tenir bon, à demeurer dans son rang, à endurer. Cette détermination s’est révélée assez riche pour déployer une configuration de sens consistante : le courage de la vérité. Car la recherche de la vérité demande autre chose que simplement de la culture ou de l’intelligence. Il peut exister aussi un courage de l’esprit. Pas seulement défendre ses convictions au-delà des obstacles, pas seulement poursuivre la recherche malgré les difficultés et les errances, mais encore accepter de voir ses évidences trembler, accepter de remettre en question ses certitudes les plus ancrées. Ce sont des actes de courage. Penser par soi-même, se faire responsable de ses jugements, s’autoriser soi-même, refuser le secours facile des opinions dominantes, rejeter les béquilles des vérités apprises par cœur, c’est faire preuve de courage. Comme pour le courage physique ou militaire, il s’agit en effet à la fois d’affronter la négativité, mais aussi de s’exposer. En osant penser par soi-même, on s’expose ainsi aux critiques, aux erreurs, aux condamnations. Wittgenstein avait eu ce mot : Breuer était plus intelligent que Freud, mais Freud avait plus de courage14.
1 Michel Foucault, Le Courage de la vérité, éd. Frédéric Gros, Paris, Gallimard-Le Seuil-Hautes Études, 2009.
2 Cf. par exemple Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart, Du courage : une histoire philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2010.
3 Cf. sur ce point l’article de Marcel Détienne, « La phalange, problèmes et controverses », in Jean-Pierre Vernant (dir.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, Le Seuil, 1999, ainsi que Victor-David Hanson, Le Modèle occidental de la guerre, Paris, Les Belles Lettres, 1990.
4 Platon, Apologie de Socrate, trad. Luc Brisson, Paris, Garnier-Flammarion, 1999.
5 Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres, éd. Frédéric Gros, Paris, Gallimard-Le Seuil-Hautes Études, 2008.
6 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. Jacqueline de Romilly, Paris, Robert Laffont, 1984.
7 Platon, Gorgias, trad. Monique Canto-Sperber, Paris, Garnier-Flammarion, 2007.
8 Platon, La République, trad. Georges Leroux, Paris, Garnier-Flammarion, 2002.
9 Platon, Lachès, trad. Louis-André Dorion, Paris, Garnier-Flammarion, 1998.
10 Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, éd. Frédéric Gros, Paris, Gallimard-Le Seuil-Hautes Études, 2001. Le texte ancien le plus révélateur est celui de Galien, L’Âme et ses passions (éd. et trad. Vincent Barras, Terpsichore Birchler, Anne-France Morand, Paris, Les Belles Lettres, 1995).
11 Michel Foucault, Le Courage de la vérité, op. cit.
12 Pour la première fois en mai 1978, dans une conférence prononcée devant la Société française de philosophie et intitulée « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung ».
13 Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. Jean-François Poirier Françoise Proust, Paris, Garnier-Flammarion, 2006.
14 Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, trad. Gérard Granel, TER, 1984, p. 52. Voir encore cette réflexion p. 32 : « L’essentiel est, je crois, que l’activité d’éclaircissement doit être menée avec courage : si celui-ci manque, elle n’est plus qu’un simple jeu de l’intelligence. »