L’album des 20 ans

Emmanuelle Rioux

Quelle aventure !

Tout a commencé par un dîner à la fin du printemps 2008. Je travaillais alors en free lance, je détestais ça, et j’étais à la recherche de nouveaux projets, celui en cours touchant à sa fin. Alors je saoulais mes amis à coups de « si tu vois passer quelque chose… ». Ce que je fis ce samedi soir. Et le lundi matin, un coup de fil a fait prendre un tournant imprévisible à ma vie professionnelle : un de mes convives du week-end m’appelle pour me demander s’il pouvait donner mon cv à une dame qui dirige une revue de l’armée de terre, qui part à la retraite et qui cherche, pour l’instant sans résultat, quelqu’un pour prendre sa suite, quelqu’un issu du monde de l’édition. J’ai accepté. Entretien avec l’équipe de direction de ladite revue, présentation de celle-ci, « grand’O » en bout de table devant les membres du comité de rédaction. C’est ainsi que j’ai découvert Inflexions. Et lorsque l’on m’a proposé le poste, j’ai accepté avec enthousiasme tant le projet était séduisant, à la surprise de beaucoup dans mon entourage. L’aventure commençait. Et c’était bien une aventure tant le monde militaire m’était inconnu. Je suis fille d’enseignants « de gauche », de ceux qui ont milité contre la guerre d’Algérie lors de leurs années universitaires sur la montagne Sainte-Geneviève ; je suis de la génération où tous mes camarades garçons tentaient d’échapper au service militaire pour ne pas « perdre une année » ; et mes propres études m’avaient plutôt menée vers l’histoire culturelle que vers celle des batailles pour laquelle je n’avais ni appétence ni intérêt. Alors il a fallu plonger dans un monde mystérieux, apprendre des codes. Les premières semaines furent consacrées à mon « acculturation », guidée par ceux qui m’entouraient. J’avoue que je ne comprenais qu’une infime partie de tout ce que l’on essayait de m’apprendre avec application. Il m’a fallu laisser du temps au temps, être patiente, avant de commencer à avoir quelques repères… En veillant, comme me l’avait recommandé le chef d’état major de l’armée de terre, à ne pas me laisser séduire, à garder un regard critique, à rester un poil à gratter.

Avec le nouveau directeur de la publication, arrivé en même temps que moi à Inflexions, nous avons donc pris les rênes de la revue en août 2008. Ma mission était de professionnaliser son fonctionnement, le processus éditorial, la fabrication… Nous avons été un peu bahutés au début par les membres du comité de rédaction ; il nous fallait nous apprivoiser mutuellement, et moi faire mes preuves. Là encore donner du temps au temps. Et la greffe a pris. Les numéros se sont enchaînés. Chacun avec son histoire, ses surprises, ses imperfections, parfois ses déceptions, mais tous imaginés au cours de séances pétulantes réunissant des gens passionnants, de divers horizons, âges et disciplines, qui plus est dotés d’un grand sens de l’humour, ce qui rend l’atmosphère de ces réunions si particulière et le groupe si soudé. Les idées fusent ; toutes les opinions et idées s’expriment ; chacune est accueillie avec bienveillance et intérêt. Bon, parfois il me faut faire taire ceux qui bavardent trop avec leur voisin ou recadrer les débats pour réussir à décider d’un thème ou construire un sommaire… Nous avons la chance immense de pouvoir travailler en toute liberté (choix des thématiques, des auteurs, des modes d’action…) grâce à des chefs d’état-major de l’armée de terre qui nous ont toujours fait confiance. Qu’ils en soient remerciés. À la revue proprement dite se sont ajoutés des colloques, des séminaires, des rencontres, des salons du livre, mais aussi un site Internet, une diffusion numérique, des réseaux sociaux. Et même un livre chez Gallimard ! Sans oublier quelques tracas administratifs, qui peuvent s’avérer être de vrais combats pour qu’Inflexions puisse vivre et continuer à se développer. Il arrive ainsi parfois que le découragement s’invite dans mon bureau – par un jour noir, un Don Quichotte a rejoint les autres dessins qui ornent la porte de celui-ci. Me voici donc devenue chef d’orchestre au service d’un projet original et enthousiasmant, mené au quotidien par une minuscule équipe – merci à elle pour son engagement de tous les instants – installée dans un coin de l’École militaire, à grand renfort de thé et de chocolat. À aucun moment en seize ans je n’ai regretté de m’être lancée dans cette aventure. D’aucuns disent que je suis désormais « stockholmisée »…

Anecdotes et contre-pieds... | P. Clervoy
J. Michelin | Inflexions est un trésor...