De septembre 2004 à février 2005, j’ai commandé le 7e mandat du groupement tactique interarmes n0 1 (gtia 1) au sein de l’opération licorne, déployé entre Bouaké et Yamoussoukro. Les soldats de ce groupement appartenaient presque tous à la 9e brigade légère blindée de marine (9e blbma), connue dans l’armée de terre pour sa solidité et sa cohésion. En novembre 2004, nous fûmes confrontés à des événements dramatiques au cours desquels nous perdîmes neuf des nôtres. Nous dûmes engager tous nos moyens pour contribuer au maintien de la paix en Côte d’Ivoire et assurer la sécurité de nos ressortissants.
L’aphorisme du colonel Ardant du Picq « le combat est notre métier et notre but le succès » m’a toujours paru un saisissant résumé des défis et du sens de notre action. Au combat, le chef militaire se bat pour accroître sa liberté d’action aux dépens de son adversaire et, ainsi, atteindre ses buts. J’ai très vite acquis la conviction qu’il n’y a pas de solution militaire durable en Côte d’Ivoire. Ainsi, la notion d’une liberté d’action s’exerçant dans des champs militaires et matériels n’a que peu de sens. La recherche du succès s’en trouve singulièrement compliquée.
Composante d’une manœuvre plus large qu’elle ne devait jamais ignorer, la manœuvre du groupement cherchait à s’intégrer au mieux dans une stratégie globale où s’interpénétraient le militaire et le politique. Dans cette recherche commune de la paix en Côte d’Ivoire, j’ai le sentiment d’avoir été souvent confronté à une difficulté : l’asymétrie presque irréductible des moyens et des buts entre nos adversaires et nous. Par l’examen de quelques moments forts de notre mandat, je viens en apporter le témoignage. Je vous propose de suivre le cheminement intellectuel d’un commandant de groupement confronté à une opération difficile. Au passage, je demanderai à mes lecteurs une grande indulgence sur la forme de cet article. Chef de corps en exercice du Régiment d’infanterie chars de marine (ricm), il m’a été difficile de trouver le temps nécessaire à sa rédaction. Il me reste à souhaiter que le fond puisse en atténuer les nombreuses imperfections et qu’il participe néanmoins à nos « inflexions » futures.
Mon groupement avait principalement pour mission de contribuer au retour de la paix en Côte d’Ivoire. La réunification et la réconciliation des Ivoiriens restaient conditionnées par le vote de réformes politiques et le désarmement de certaines parties belligérantes. Faute d’un véritable consensus, la communauté internationale a conclu un compromis, accepté peu ou prou par l’ensemble des acteurs, permettant à moyen terme l’élection démocratique d’un nouveau président. En soutien de l’onuci (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire), sous mandat international, nous devions contribuer à la sécurité générale des Ivoiriens et créer les conditions favorables au rétablissement de la confiance.
Depuis notre arrivée, les uns et les autres nous refusent souvent le droit de franchir leurs barrages. Au-delà de leur caractère vexatoire ou dangereux, ces atteintes répétées à notre liberté de mouvement marquent le peu de respect accordé par les parties aux accords. Ces premiers incidents éclairent d’emblée le système de contraintes dans lequel nous essayons de nous mouvoir. Le 16 octobre, lors du franchissement d’un « checkpoint » des Forces armées des forces nouvelles (fafn), un de mes commandants de sous-groupement échappe de justesse à la mort. Une telle agression pose une triple question : devons-nous laisser faire ? Une ligne indépassable, rouge, a-t-elle été franchie ? Disposons-nous des moyens nécessaires au respect de cette limite ? L’étude du terrain et des forces montre qu’un affrontement local dégénérerait très vite. Immanquablement, il prendrait un caractère politique. J’essayerai de montrer plus loin les limites de l’emploi de la force aux seules fins du respect du volet militaire des accords. Faute de liberté d’agir dans le champ matériel, nous sommes contraints de changer d’espace de manœuvre. Les militaires des fafn impliqués resteront impunis, mais leurs chefs seront prévenus de l’étendue de leur responsabilité dans cette affaire.
Dans L’Art de la guerre, Sun Tse définit assez bien la notion de ligne indépassable. Sans ligne rouge, pouvons-nous rester dissuasifs ? Comment ne pas craindre que nos adversaires confondent notre retenue avec de la faiblesse et prennent le risque d’une montée aux extrêmes ? J’en conclus qu’il nous faut être capables d’imposer si nécessaire notre volonté. Quelle que soit la dilution de nos éléments sur le terrain, les sous-groupements doivent être en mesure d’obtenir rapidement un rapport de force favorable. Les forces médianes, par leur mobilité tactique, leur capacité à se déplacer rapidement sur une zone de 150 000 km2, leur puissance de feu, et en même temps leur caractère peu agressif et proportionné à la menace, sont l’outil qui correspond à nos besoins. Mes chars moyens amx 10 RC, même vieillissants, demeurent mon système principal de dissuasion, mon assurance contre le pire. Pour pallier le nombre réduit et la dispersion de mes unités, je suis contraint à des choix raisonnés de déploiement et surtout à la nécessité d’anticiper sur les menaces.
Cette nécessité de comprendre se confirme dans les semaines qui suivent. Nous observons avec appréhension la montée en puissance des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (fanci). Il nous est difficile d’être assurés de leurs intentions. Je peux heureusement m’appuyer sur des officiers et des sous-officiers qui ont une longue expérience de l’Afrique. Ces hommes des troupes de marine, de ce qui s’appelait « la coloniale », sont des ethnologues qui s’ignorent, capables de surmonter le fossé des cultures, d’approcher ces sociétés anciennes. Je reste perplexe devant la complexité de la crise ivoirienne. Nous tentons de la réduire par l’application de la méthode des scénarios. Je perçois combien nos outils intellectuels doivent être adaptés. Trop souvent nous planifions l’emploi de nos moyens en réaction, nous privant ainsi du temps de l’anticipation. Seul un travail de prospective peut permettre d’imaginer l’enchaînement probable des événements, de construire des arborescences de possibles sur lesquels nous nous déplacerons. En agissant au plus tôt, à la racine des arborescences, nous pouvons réduire le risque d’échec et limiter nos pertes. Dans cette manœuvre où nous n’avons pas l’ascendant, je veux subir le moins possible.
Malgré notre connaissance de l’Afrique, nous restons trop rationnels. Le caractère univoque, déterministe de nos approches nous rend parfois aveugles. Nos officiers de renseignements manquent de formation politique, ignorent les apports de la théorie du chaos, de la systémique. Pour nous soustraire aux tentatives quotidiennes de désinformation, nous appliquons la méthode dite « de la boîte noire ». Je ressens l’exigence de créer ex nihilo une doctrine adaptée et de renforcer la chaîne de renseignement du groupement. En même temps, je voudrais réduire cette complexité, le nombre d’arborescences, pour la transformer en ordres clairs et exécutables par mes subordonnés. Quel est l’axe pivot de la crise, l’axe de dénouement ? Quelles en sont les lignes de force principales ? Quels sont les champs d’action pertinents où nous devons prioritairement agir ?
Devant le renforcement des fanci, je continue à m’interroger. J’ai déjà vécu la tragédie d’opérations de maintien de la paix qui ne sont que les antichambres de la reprise de la guerre. Faute de pouvoir dénouer le conflit par des compromis acceptés, l’action internationale n’a pu empêcher la bascule des rapports de force et la revanche du faible devenu fort. Je reste convaincu qu’aucun parti ne risquera de nous affronter directement, de peur de se retrouver sans défense contre son véritable adversaire. Compte tenu des difficultés budgétaires de l’État ivoirien et du coût du réarmement de ses forces armées, nous ne pouvons pas croire que cette montée en puissance soit fortuite. J’estime en même temps que la partie qui reprendra les hostilités franchira une ligne rouge. Quels sont leurs objectifs militaires ? Au travers des scénarios, nous explorons les différentes hypothèses : stratégie simple de relance ou reconquête du Nord, intimidation des forces impartiales, menace contre les ressortissants. Nous savons aussi qu’en Côte d’Ivoire les forces armées ont pour premier rôle de protéger le pouvoir et de participer au contrôle des populations. Les équilibres sont si précaires qu’un assaillant maladroit ou malchanceux peut très vite tout perdre.
Le 4 novembre 2004, l’offensive terrestre des fanci vers le nord commence. Dès le 5, les forces impartiales sont imbriquées avec les belligérants, réduisant singulièrement notre liberté d’action et rendant difficile l’évacuation des ressortissants de Bouaké. Nous intervenons en soutien de l’onuci pour dégager un poste menacé. Le 6 novembre, un Sukhoï 25 des fanci attaque à la roquette l’emprise du lycée Descartes, où stationne le train logistique du groupement. Dans l’emprise en flammes, au milieu des morts et des blessés, je sais déjà que cette agression posera la question du sens passé et futur de notre action. Malgré les ressorts de l’esprit de corps et de camaraderie, les sacrifices sont toujours lourds d’interrogations.
J’ai été fasciné par la lecture du livre La Grande Stratégie de l’Empire romain d’Edward Luttwak, réflexion pertinente sur les stratégies d’influence d’une puissance. En Côte d’Ivoire, nous ne sommes plus aux limites de l’Europe, nous sommes dans la profondeur de l’Outre-mer. La France se reconnaît une responsabilité historique en Côte d’Ivoire. Elle se reconnaît aussi une responsabilité humaine devant le risque génocidaire. Au nom de ces valeurs, de notre place dans le monde et en Afrique, nous soutenons l’onuci et l’action de la communauté internationale. L’Europe et l’Afrique sont aussi des zones inversées de basses et hautes pressions démographiques et économiques, qui nous font craindre des flux migratoires massifs. Le marasme ivoirien affaiblit toute la sous-région et rend la libre circulation des biens impossible. Cette situation de crise menace même la sécurité de nos ressortissants. La France est aussi présente en Côte d’Ivoire au nom de ses intérêts. Je comprends que nous sommes tout à la fois des acteurs impartiaux et des parties prenantes, défendant des valeurs et des intérêts, poursuivant en même temps la réconciliation et la réunification de la Côte d’Ivoire. Pour ne pas avoir à surmonter cette situation paradoxale, nous avions toujours évité le face-à-face. L’attaque sur le lycée Descartes ne le permet plus. Notre liberté d’action, souvent condition essentielle de succès, reste terriblement réduite. Comment pouvons-nous agir sans affronter ?
Devant l’extraordinaire montée de la violence dans Abidjan, la France décide d’évacuer ses ressortissants. Tard dans la nuit du 6 novembre, le groupement reçoit l’ordre de rejoindre l’ancienne capitale le plus rapidement possible, tous moyens réunis. Je ne pense pas pouvoir faire l’économie d’affrontements avec les fanci ou les milices armées. Déjà un premier sous-groupement a dû neutraliser par le feu une section ivoirienne pour pouvoir poursuivre sa progression vers le sud. Il nous faut prendre l’ascendant le plus tôt possible et maintenir le rythme sans faillir. Nous avons quatre cents kilomètres à parcourir. Par la brutalité des premiers contacts, nous devrons briser la volonté de nos adversaires et éviter une imbrication dans laquelle nous pourrions nous empêtrer et échouer. Je cherche plus à dominer dans le champ psychologique que dans le champ matériel. En menaçant ou neutralisant préférentiellement et directement les chefs, nous devrions provoquer le délitement des oppositions. Dès les premiers barrages, les sous-groupements, par leur détermination et leur synchronisme, bousculent leurs opposants, et rien ne les arrêtera jusqu’à Abidjan. En un seul bloc compact, nous atteignons les portes de la ville le 7 novembre au soir. Je n’ai perdu aucun marsouin. J’ai dû laisser derrière moi de nombreux engins immobilisés, mais un seul a été détruit. Ma manœuvre est fragilisée par l’obsolescence de certains matériels. J’ai dû prendre des décisions difficiles, partagé entre la sécurité de mes hommes et la réussite de notre mission, compensant nos vulnérabilités par un rythme de manœuvre plus rapide que celui de nos adversaires.
Nous avions face à nous plusieurs compagnies des fanci et des centaines de miliciens armés, et nous avons réussi. Notre force est réelle. Nos ennemis d’aujourd’hui appartiennent à une autre civilisation, à un peuple sans notre culture de la guerre, ni nos moyens militaires. La force peut-elle donc faciliter la résolution d’une crise aussi profonde ? Tous les marsouins se posent cette question. Dans cette crise, comme dans d’autres, le mandat donné aux forces impartiales reste très large et autorise l’emploi de la force. Pourtant, je demeure sceptique car la force a toutes les chances d’être génératrice d’une violence supérieure dans la durée. L’asymétrie de nos moyens et de nos buts rend notre force précaire. Nous avons pu vaincre aujourd’hui mais que sera demain ? Serions-nous capables de faire face à une montée du terrorisme ? À l’évidence, il ne peut exister de solution militaire sans solution politique associée. Je l’expliquerai à mes hommes, avec lesquels je ne peux jamais esquiver la question du sens et de la finalité. Et cet enchevêtrement des manœuvres militaires et politiques, nous allons le vivre dans les jours qui suivent.
Nous recevons l’ordre de rejoindre l’hôtel Ivoire afin d’y recueillir les ressortissants isolés au nord de la lagune. Nous traversons une ville plongée dans le chaos, défigurée par deux journées de violences ininterrompues. L’hôtel Ivoire était emblématique de la réussite ivoirienne. Il est situé à proximité immédiate de la résidence du président, dans un contexte où plus personne ne se fait confiance. Les Français réfugiés dans l’hôtel nous manifestent leur reconnaissance et montrent leur soulagement. Certains ont connu de terribles épreuves. Dès notre arrivée, la foule ivoirienne se presse et réclame notre départ. Depuis notre arrivée en Côte d’Ivoire, nous avons traversé tout le spectre (appelé parfois « continuum »…) de l’emploi de force. En l’espace de quelques heures, nous avons changé plusieurs fois de posture et d’adversaire. Nous appelons cette aptitude la « réversibilité », et rarement elle n’a été autant éprouvée. Au-delà d’indispensables savoir-faire techniques ou tactiques, seule la confiance en soi, dans ses camarades et dans ses chefs permet de faire face. Une telle confiance nécessite un formidable esprit de corps mais aussi de nombreuses années d’instruction et d’opérations communes. Elle nécessite enfin de préserver la cohérence des unités en limitant atomisation et sous-effectifs.
À l’hôtel Ivoire, nous touchons aux limites de nos possibilités. Nous ne disposons pas d’équipements de protection ni d’armements non létaux facilitant le contrôle des foules. Les chars, indispensables la veille, me sont maintenant peu utiles, et aucune compagnie de gendarmes mobiles ne peut me relever ou me soutenir. Mes marsouins ont néanmoins été instruits contre ce type de menace. Mode d’action réapparu en opération, le maintien de l’ordre n’est plus considéré comme un savoir-faire appartenant exclusivement à la gendarmerie. Le contrôle des foules est plutôt devenu un problème tactique, difficile à résoudre compte tenu du développement et de l’ubiquité de ce type de menace sur certains théâtres. L’affrontement d’une foule désarmée et nombreuse avec des soldats pose un problème insoluble de proportionnalité. Le droit des conflits armés peut-il considérer qu’une foule hostile constitue une menace justifiant l’emploi de la force, y compris de la force létale ? Les organisations humanitaires rétorquent qu’un tel blanc-seing ouvrirait la porte à d’effrayants abus. Il faut avoir été menacé par une marée humaine pour vraiment apprécier sa dangerosité.
À l’hôtel Ivoire, la lagune dans le dos et la foule grandissante face à nous, l’heure n’est pas à l’introspection. Je suis confronté à une double asymétrie, à une asymétrie des moyens mais aussi à une asymétrie des buts. La foule est remarquablement encadrée, instrumentalisée, au service d’une propagande qui veut nous accuser de recolonisation. Mes marsouins cherchent seulement à mettre à l’abri leurs concitoyens menacés. Ils ont très peu dormi depuis trois jours. Face à cette foule sous contrôle, je devine que nous sommes menacés d’usure et d’engluement. Nos adversaires ne sont pas sur la place, mais ailleurs. Seuls les véritables commanditaires pourraient éviter une effusion de sang. Avant que le piège ne se referme, je tente de faire appel à leur sens des responsabilités. Je suis même tenté de déplacer l’affrontement sur le seul terrain pertinent : la menace personnelle. Pour menacer, il faut en avoir le droit et les moyens. Je n’ai ni l’un ni l’autre, et le temps s’accélère. Je renonce et ne cherche plus qu’à repousser et effrayer sans devoir tuer. La retenue et le professionnalisme des marsouins permettent d’évacuer les lieux par un emploi minimal de la force. Je salue ici leur solidité et leur courage.
Il nous manque les instruments pour faire la preuve de tout cela. Nous n’avions pas d’équipe audiovisuelle. Dans les jours et les semaines suivants, des médias ivoiriens mais aussi français chercheront à donner une image polémique et inexacte de ce qui s’est réellement passé à l’hôtel Ivoire le 9 novembre, servant ainsi les fins de ceux qui récusent la légitimité de notre présence. Au-delà de leur caractère mensonger, ces accusations posent de fait une question plus large. L’asymétrie des affrontements rend-il impossible tout emploi de la force ? Comment surmonter le décalage entre nos moyens et nos buts dans les domaines juridique, politique et militaire ? La première des asymétries reste celle du droit. Chaque marsouin est comptable de ses actes. Nos adversaires le sont beaucoup moins. Je me sens aussi comptable de la vie de mes hommes. Or, entre l’intention et l’acte hostiles, il n’y a parfois qu’une fraction de seconde. Faut-il aller jusqu’à subir des pertes pour convaincre que nous sommes menacés ? Terrible responsabilité pour les chefs de section ou de peloton d’avoir à choisir entre la vie de leurs hommes et le risque d’un incident diplomatique. La maîtrise de la force fait maintenant partie intégrante de notre doctrine. Certains voient dans cet impératif l’aveu dissimulé d’une impuissance. Ils dénoncent l’habillage philosophique et juridique d’un manque de volonté qui trouverait ses origines lointaines dans les hécatombes de la Première Guerre mondiale. Les Français y auraient perdu le goût et le sens de la puissance. Je ne crois pas que quiconque puisse nous accuser de pusillanimité. Si le droit à l’ingérence était reconnu, qui dit que nous pourrions l’imposer ?
À l’évidence, la communauté internationale dispose d’une liberté d’action limitée en Côte d’Ivoire par la faiblesse de ses moyens. La crise ivoirienne n’est malheureusement pas la seule de l’Afrique. Face à des organisations internationales aussi contraintes, les factions ivoiriennes ne s’imposent aucune limite pour parvenir à leurs fins. J’avais été particulièrement frappé par ce jugement froid d’un haut responsable sur les événements de novembre : « Votre drame reste une péripétie dans notre affrontement ivoiro-ivoirien. » L’onuci, les forces françaises ne sont que des éléments des stratégies de lutte pour le pouvoir des parties. Et ces dernières savent habilement exploiter les difficultés d’une position écartelée. Elles apprécient la sûreté que notre présence garantit. Elles ne dédaignent pas de faire des soldats français l’exutoire de la frustration de leur peuple, même si certains semblent effrayés de rompre les liens qui nous relient. Alors que nous luttons pour la paix, les factions ivoiriennes luttent pour le pouvoir, prêtes à exploiter cyniquement la présence des forces impartiales si cela se révèle utile ou nécessaire. Cette asymétrie des stratégies politiques s’aggrave d’une asymétrie des stratégies militaires de même nature. Les forces impartiales sont peu nombreuses et diluées, il leur serait très difficile de garantir la sécurité générale d’un pays dont la superficie est égale aux deux tiers de celle de la France. Aucune force de maintien de la paix ne peut facilement lutter contre un peuple qui ne veut plus d’elle. Il n’y a sans doute pas de solution militaire pour sortir durablement et honorablement de cette crise.
Le 29 novembre, le groupement quitte Abidjan pour se déployer à nouveau de part et d’autre de la zone de confiance. Depuis notre arrivée, j’ai observé l’évolution progressive des modes d’affrontement. J’appréhende une dégradation durable de la situation. À notre volonté de faire respecter un accord s’oppose de plus en plus l’organisation d’une montée en puissance aux extrêmes par la militarisation des milices ou/et l’instrumentalisation des populations. Je voudrais agir sur certaines lignes de force de la crise, à tout le moins anticiper sur les risques futurs. Nous tentons toujours de comprendre cette « dialectique ivoirienne des volontés ». Les causes de la crise sont connues : facilité pour se procurer des armes, impact de l’immigration dans les domaines politique et foncier, crise économique, crise intergénérationnelle. Chaque partie oppose sa vision de la crise : au scandale de l’« ivoirité », d’autres répondent par celui du « bétail électoral ». Dans cette confusion des émotions, discerner exige du temps et du recul. Je commence à saisir à quel point la démocratie et la jeunesse ivoiriennes ont atteint un point de rupture, source d’effrayantes opportunités. Les modèles de la période postcoloniale ont perdu beaucoup de légitimité, et l’importance des forces centrifuges semble accroître la complexité de la crise. La violence est devenue un mode presque courant d’accession au pouvoir. Nous ressentons à quel point les élections à venir cristallisent l’attention des principaux acteurs. Cette lutte acharnée pour la présidence semble tout occulter. L’électorat est devenu un enjeu crucial sur lequel s’exercent parfois terreur et propagande.
Appelé à contribuer à la sécurité générale des populations, nous craignons une radicalisation des parties. Comment freiner le développement de milices politiques armées ? Dès notre arrivée, le fatalisme et le détachement des populations m’avaient marqué. Je crains maintenant une « polarisation » de peuples jusque-là à l’écart de la violence. Les thèmes anticolonialistes et xénophobes sont des leviers puissants contre lesquels nous pouvons lutter. Conscient de la prééminence du champ d’action psychologique, je tente d’y mener une véritable manœuvre. Nous sommes encore mal préparés pour être véritablement efficaces en ce domaine. Comment éviter de laisser une rébellion se transformer en guerre civile ? Ce défi est celui de toutes les forces impartiales. Au même moment, les rumeurs de coup d’État se succèdent à Abidjan, entretenant une atmosphère des plus délétère. Dans un système instable, la théorie du chaos parle d’« effet papillon », suggérant ainsi que le battement des ailes d’un lépidoptère peut, de proche en proche, déclencher un cyclone. La théorie du chaos est le cauchemar des déterministes noyés dans un système complexe. Il semble qu’il ne faudrait plus qu’un battement d’ailes pour que les données de la crise soient radicalement modifiées. Durant ce mandat, je rencontre plus d’une fois des responsables à la recherche d’un effet papillon. Cette forme dégradée de stratégie me donne surtout l’impression d’un saut dans l’inconnu, voire le vide. Devant la difficulté de prévenir, le groupement reste extrêmement vigilant et prend de nombreuses mesures de protection passive. L’appui des sections de génie s’avère irremplaçable. En même temps, je reste convaincu qu’il nous faut orienter nos efforts.
Aux défis du désordre et d’une forme de stabilité par l’instabilité, nous apportons notre contribution par le rétablissement d’un dialogue avec les parties et la conduite d’actions civilo-militaires. Reprendre contact avec nos adversaires exige une certaine abnégation, alors que nous venons juste d’enterrer nos camarades disparus. En focalisant notre action sur le soutien des populations et en particulier des populations déplacées, nous voyons notre impartialité reconnue. Avec les actions civilo-militaires, nous voulons modifier l’image du groupement et participer au rétablissement de la confiance.
L’ambition reste aussi d’agir contre les forces du chaos. Les piliers de l’ordre dans une société sont connus : les traditions, les religions, le marché, les lois. Les traditions et les religions sont porteuses de paix et de violence. Nous organisons des rencontres avec des chefs coutumiers et des responsables religieux. Le dialogue que nous voulons favoriser s’instaure sans peine. Dans cette partie de la Côte d’Ivoire, il n’existe pas encore de fracture ethnique. En même temps, nous percevons bien combien ces représentants d’ordres anciens et humanistes ne peuvent affirmer leur autorité qu’en faisant allégeance aux jeunes générations au pouvoir. Le développement et l’économie me paraissent être des dimensions ignorées, probablement parce qu’elles sont à la racine de la crise et la dépassent. Si l’activité au sud reste soutenue malgré les aléas politiques, le Nord connaît un profond marasme. L’ascendance des pays de l’hémisphère Nord est, euphémisme, mal supportée. Je reste frappé par la vindicte des jeunes Ivoiriens contre les politiques d’ajustement, la chute des cours des matières premières. Cette violence verbale paraît contenir les germes de la violence tout court. Une jeunesse désœuvrée est une jeunesse manipulable.
L’État a aussi presque disparu dans la zone contrôlée par les Forces nouvelles. La population paie un lourd tribut, que nous essayons d’atténuer par la fourniture d’aides directes. Nous coopérons avec les organisations non gouvernementales (ong) au sein de structures animées par l’onu. Nos moyens resteront désespérément insuffisants face à la demande de tout un peuple. La légitimité même du pouvoir, d’une constitution inspirée du modèle européen, paraît remise en cause. Le système de redistribution de la richesse nationale n’inspire plus confiance et beaucoup dénoncent la « politique du ventre ». Pourtant, j’ai le sentiment que les Ivoiriens du Nord et du Sud sont fiers de leurs pays, de sa réussite antérieure, qu’un premier ciment a pris dans une société devenue multiethnique. Comment aider les Ivoiriens à vouloir vivre ensemble ? Les enjeux et les besoins sont immenses. Toutes les forces de la communauté internationale réunies ne pourront pas répondre à de tels défis. L’avenir de la Côte d’Ivoire appartient aux Ivoiriens, selon les voies et le rythme qu’ils voudront se donner.
Dès mon arrivée, je me suis posé cette question de la durée : contre qui le temps joue-t-il ? Contre le Sud, le Nord, nous ? La mesure du temps varie selon les cultures. Je ne suis pas certain que tous les acteurs de la crise ivoirienne partagent la même notion du temps. Je l’ai déjà mentionné, le fatalisme et le repli des populations m’a particulièrement surpris. Pourtant, des années de propagande, voire parfois de terreur, risquent progressivement de polariser les masses ivoiriennes et de déclencher des réflexes sécuritaires violents sur des bases ethniques. La crise pourrait évoluer en véritable guerre civile. Les Ivoiriens et la communauté internationale pourront-ils faire l’économie d’un tel drame humain ? Je suis tenté de chercher une réponse dans le « dilemme du prisonnier ». Un prisonnier vient voir un codétenu et lui propose de s’évader. Chaque homme étant un loup pour l’autre, ils décident tous les deux de dénoncer leur complice, pensant faire le meilleur calcul. La théorie du jeu si chère aux économistes ne dit-elle pas que tout homme cherche d’abord à maximiser ses gains ? Trahissant ensemble, ils perdent tout, car aucun ne se voit remercier par leurs gardiens. La fois suivante, ils tentent et prennent le risque de s’aider. Il faut du temps et des itérations pour convenir que l’intérêt commun puisse primer sur le repli sur soi et le manque de confiance. L’apprentissage et la construction d’une société démocratique nécessitent peut-être de nombreuses itérations. La « fin de l’histoire » ivoirienne reste à imaginer et requerra sans doute de la patience, voire de l’abnégation. Les tensions ne seront-elles pas d’autant plus fortes que l’histoire s’accélère ? Le dilemme des Ivoiriens est difficile et confine au paradoxe. Le temps joue contre les populations et en faveur des forces centrifuges, alors que lui seul permettra un véritable consensus national.
La communauté internationale a-t-elle aussi du temps ? Le coût de la mission des nations en Côte d’Ivoire est lourd. Les préoccupations de l’Afrique sont loin de celles des Français et l’idée d’un débat national sur le sujet me paraît illusoire. À mon retour de Côte d’Ivoire, seuls les africanistes et les humanitaires me semblaient marquer de l’intérêt pour ce continent. Face à cette fuite du temps, je me suis demandé comment nous pouvions réagir. Une fois encore, j’ai le sentiment qu’il est difficile de se placer sur les champs pertinents. La lutte pour le pouvoir me paraît obérer les chances d’un véritable débat sur les problèmes fondamentaux. À l’évidence, s’il n’existe pas de solution militaire, la solution politique exigera de la durée. Je reste abasourdi par la surdité de certains responsables ivoiriens aux souffrances des populations. Si des motifs d’intérêt personnel viennent à constituer les premiers obstacles au retour vers la paix, ne devient-il pas nécessaire d’en sanctionner les auteurs ? Après la reprise des hostilités de novembre, le Conseil de sécurité des Nations unies vote la résolution 1572. Elle prévoit que les personnes qui s’opposent au processus de paix soient sanctionnées. Sommes-nous confrontés au choix insatisfaisant entre l’affrontement ou le renoncement ? Chaque fois que ce sera opportun, nous rappellerons à nos interlocuteurs l’étendue de leurs responsabilités. Nous soutenons les enquêtes menées par les représentants des droits de l’homme. Elles contribuent à lutter contre le sentiment d’impunité. Quelquefois nos adversaires fléchiront sans doute, mais trop souvent ils ont déjà perdu toute référence morale.
Dès les premiers jours de notre déploiement, j’ai été surpris par le nombre d’enfants soldats, sans repères ni espoir. J’ai la conviction que la jeunesse ivoirienne est désespérément en quête d’un avenir et d’une reconnaissance. Face à la légitimité perdue du pouvoir et l’absence de perspectives économiques, elle me paraît avoir choisi la voie de la rupture avec la période postcoloniale et ses représentants. Est-ce que la jeunesse ivoirienne choisira un avenir partagé sans préjugés ethniques ou au contraire s’enfermera-t-elle dans des réflexes identitaires ? Les hommes ont besoin de sécurité mais se laissent attirer par leur soif de puissance et de gloire. Ils peuvent se laisser aveugler. La stabilité d’un système n’est-elle pas d’autant plus forte que l’énergie nécessaire à sa cohérence s’approche d’un minimum ? L’harmonie est paresseuse. Je crains que la jeunesse ivoirienne ne se trompe d’avenir pour choisir un système faussement stable. À l’heure de la globalisation, la fuite vers des sous-systèmes ethniques, en rupture complète avec le modèle imposé par les frontières coloniales, serait terriblement consommatrice d’énergie et difficilement réversible. La jeunesse ivoirienne est en mal de voies vers le développement et la démocratie. La xénophobie et l’anticolonialisme sont des voies vers la violence et le désordre. Les champs d’affrontement me paraissent terriblement éloignés du champ des issues.
Mon groupement n’a été qu’un sous-système supplémentaire d’un ensemble particulièrement chaotique. Sa capacité d’influence sur les autres sous-systèmes était d’autant plus limitée qu’il n’existe pas de solution militaire durable en Côte d’Ivoire. L’interpénétration des différents sous-systèmes est d’ailleurs telle que notre liberté d’action a toujours été réduite. Je n’en connais pas les fondements théoriques, mais je crois pressentir que des sous-systèmes comparables, agissant sur des modes asymétriques, antagonistes et en même temps liés, limitent la réduction de l’entropie du système global. Il nous a fallu reconnaître ces limites, notre utilité et notre impuissance. « À la fin de la journée », le chef n’a pas le droit d’hésiter. Il doit donner des ordres clairs et simples à ses marsouins. Il doit prendre le risque de dénouer la complexité et de surmonter l’impuissance, choisir des lignes de force et des axes pivots. J’étais conscient d’affronter un système non linéaire, résistant à toute démarche trop déterministe. Pourtant j’ai toujours été persuadé qu’il nous fallait tenter de comprendre pour prévenir à défaut de prédire. Notre connaissance de l’Afrique nous y a aidés.
Avec mon état-major, nous nous sommes posés cette question fondamentale : est-il possible de surmonter l’asymétrie des moyens et des buts ? Pouvons-nous, à notre niveau, nous déplacer sur les champs d’action pertinents pour soutenir au mieux le processus de paix et ne pas subir ? Notre première crainte était de voir se transformer une rébellion en guerre civile. L’action psychologique, la lutte contre l’impunité et l’affirmation de la responsabilité personnelle des acteurs, le maintien hors du conflit des populations, le rétablissement de la confiance représentent autant d’axes sur lesquels nous avons travaillé avec les forces impartiales. Les combats que nous avons menés et les succès que nous avons obtenus sont sans doute très différents de ceux imaginés par le colonel Ardant du Picq. Nous savions aussi que le succès viendrait d’ailleurs, de la capacité de la communauté internationale à changer de paradigme, à durer, à dépasser le champ des luttes pour le pouvoir, à faire émerger les voies d’un développement durable. Ces défis sont immenses. Si les Ivoiriens les ignorent trop longtemps, je crains qu’ils ne prennent le risque d’avoir à les affronter seuls. La Côte d’Ivoire subit une accélération douloureuse de son histoire. Au cours de son mandat, le groupement aura été confronté à des événements d’une rare violence. Seules la solidité, la cohésion, l’aptitude à la réversibilité des marsouins de la 9e brigade de marine ont permis de les surmonter. Nous avons laissé derrière nous neuf de nos camarades. Ils n’étaient pas des sous-systèmes mais des frères d’armes. Chaque homme est immense et son sacrifice aussi. Au moment de conclure le témoignage d’un cheminement intellectuel de quatre mois, toutes mes pensées vont vers eux et le dieu des marsouins qui les veille.