Il est arrivé la plus étrange des mésaventures aux possibilités de faire rire sur grand écran dans un contexte militaire : le premier film réalisé avec ce but est un chef-d’œuvre inégalé. Depuis plus de cent ans.
Comme toujours en pareil cas, « premier film » est à prendre avec des nuances ; il se trouvera assurément quelques bandes comiques à propos de militaires auparavant, à commencer par deux réjouissantes « vues Lumière », Le Saut à la couverture (1895) et La Voltige (1896). Il reste que Shoulder Arms, en français Charlot soldat (1918), de et avec Charlie Chaplin, domine de la tête et des épaules tout ce qui a pu se faire depuis. Y compris, dans les années qui ont suivi, de très estimables réalisations avec d’autres grandes figures du burlesque, comme Buster Keaton – mais même en uniforme et dans le cadre d’une guerre, celle de Sécession dans Le Mécano de la Générale (1926), Buster n’est décidément pas un militaire. Et on n’oublie pas les prolifiques et souvent inspirés Laurel et Hardy, qui ont rempilé à de nombreuses reprises, des Gaietés de l’infanterie en 1927 à Quel pétard ! en 1941, en passant par Les Deux Légionnaires, Bons pour le service, Têtes de pioche, Laurel et Hardy conscrits… Courts ou longs-métrages, muets ou parlants, en noir et blanc ou en couleur, le tandem décline à l’envi le même motif, celui de corps et d’esprits irrémédiablement rétifs à la discipline militaire. Rien de surprenant à cela, tant il est clair que celle-ci offre une occasion extrême d’activer le grand ressort de tout le cinéma burlesque, la critique en actes des formatages des individus par l’entrée dans l’ère industrielle.
Mais, ni à l’époque ni depuis, rien n’égale dans le contexte militaire comme dans tant d’autres la richesse et la diversité des inventions de Chaplin. Le déploiement de cet humour ravageur concerne aussi bien les relations hiérarchiques que les conditions de vie dans les tranchées, la relation homme/machine, et même homme/nature, l’appartenance à l’espèce humaine face à l’allégeance à un uniforme particulier, le respect de la vie, la disparition des camarades, le mal du pays…
Il est encore plus remarquable que ce film ait été tourné en temps de guerre, avec un esprit d’irrévérence qui ne put d’ailleurs pas entièrement s’exprimer : la fin prévue (et d’ailleurs tournée) voyait Charlot, après qu’il a capturé le Kaiser, ridiculiser le président français et le roi d’Angleterre, mais elle a été censurée. Même raccourci, le film fut très apprécié des publics américain et européen qui purent le voir à sa sortie, peu avant l’armistice, y compris les soldats du côté des Alliés chez qui celui que les Français appellent Charlot était déjà immensément populaire.
Le film de Chaplin est une exceptionnelle réussite dans l’une des deux formes de comédies situées dans l’univers militaire, la plus difficile, celle qui concerne des situations de guerre. Elle contraste avec ce qui fournit le plus gros contingent de réalisations à vocation comique, et qui concerne les militaires en temps de paix. Ces situations servent de cadre à un genre dans lequel les Français se sont distingués – si on peut dire –, sans bien sûr en avoir l’exclusivité : le comique troupier. Celui-ci n’avait pas attendu le cinéma pour faire florès, inspiré par les absurdités, les routines ou les bizarreries de la vie de caserne hors conflit, essentiellement celle de membres du contingent, donc de personnages d’emblée dotés d’un potentiel comique puisque artificiellement déplacés de leur milieu naturel (la vie civile) le plus souvent à leur corps défendant.
À partir de la fin du xixe siècle, dans le sillage des Gaîtés de l’escadron (1886), le premier succès de Georges Courteline, le théâtre, la chanson et le cabaret auront fourni un immense répertoire dans le genre, avec les vertus bien connues de ce type d’exercice : servir d’exutoire aux frustrations, attirer l’attention sur certains dysfonctionnements et, dans une certaine mesure, rendre sinon sympathiques du moins cadrés par des figures convenues les personnages, notamment de sous-officiers, dont auraient eu à se plaindre tant de troufions. Plus encore que sur scène ou à l’écran, c’est sans doute la géniale bande dessinée de Christophe Les Facéties du sapeur Camember qui aura cristallisé les ressources du genre – mais elle n’a pas inspiré le cinéma, ce qui est sans doute aussi bien1.
Il faut encore distinguer entre « le » comique troupier comme genre et « les comiques troupiers » (Polin, Dranem, Bach…), artistes de cabaret se produisant en uniformes plus ou moins fantaisistes devant les soldats, et dont beaucoup eurent leur heure de gloire devant les troupes pendant la Première Guerre mondiale. Au cinéma, à côté d’innombrables pochades oubliables, on trouve au moins un beau film, muet lui aussi : Tire-au-flanc de Jean Renoir en 1928, deuxième adaptation à l’écran, après un film anonyme de 1912, d’une pièce éponyme d’André Mouëzy-Éon et André Sylvane de 1904, avec notamment le jeune Michel Simon. Le film bénéficie d’un sens du burlesque et du rythme étonnant, de personnages féminins inattendus, ainsi que d’un très beau travail de prises de vue. L’histoire de cet aristocrate fortuné se piquant de poésie envoyé au régiment en même temps que son majordome déploie, dans le film de Renoir, à la fois une multiplicité de points de vue et une énergie rebelle toujours réjouissantes. Trente-quatre ans plus tard, on comptera au total cinq versions filmées de cette pièce, dont une en 1962 où figure le nom de François Truffaut, tentant en s’inspirant de son maître Renoir de soutenir le passage à la réalisation de son ami Claude de Givray, qui venait d’écrire avec lui Les Quatre Cents Coups. Nonobstant la présence de Pierre Étaix, Jean-Claude Brialy, Bernadette Lafont et même une apparition du tout jeune dessinateur Cabu, disons que le résultat appelle un charitable oubli.
Fernandel (Vive la classe, 1931 ; Le Coq du régiment, 1933 ; Ignace, 1937 ; Les Dégourdis de la 11e, 1937) mais aussi Jean Gabin (Les Gaîtés de l’escadron, dans la version sonore de l’adaptation de la pièce par Maurice Tourneur, qui en avait tourné une version muette en 1913) ont débuté ou ont obtenu certains de leurs premiers succès dans ce genre encore prisé dans les années 1930, dans une époque qui voulait croire que la guerre n’était plus un sujet d’actualité. Il faut également souligner que, aussi médiocres soient-elles le plus souvent, les pochades à la caserne sont un incontestable marqueur de démocratie : dans les dictatures, on ne rigole pas avec l’armée, jamais.
Le cinéma français compte nombre de comédies situées durant l’Occupation (Babette s’en va-t-en guerre, La Vie de château, La Grande Vadrouille, Le Mur de l’Atlantique, Papy fait de la résistance…) mais où l’armée française ne figure pas, et qui concerne une approche ayant peu à voir avec les motifs militaires, même si on y voit beaucoup d’uniformes allemands, et quelques-uns britanniques ou américains. Notons au passage qu’il n’est pas sérieux de parler d’humour dans le champ militaire lorsque celui-ci consiste à se moquer des ennemis. S’il y a un enjeu à mobiliser les puissances du rire dans ce contexte (comme d’ailleurs dans tout autre) de manière tant soit peu significative, c’est toujours en l’appliquant principalement à soi-même et aux siens.
Il faudra du temps après la Seconde Guerre mondiale pour renouer avec cette veine désinvolte, qui connaît une nouvelle popularité sous les espèces de ce que l’on nomme alors, dans les années 1970-1980, les films de bidasses. Claude Zidi épaulé par les Charlots et Robert Lamoureux avec la série de La Septième Compagnie sont les principaux signataires de ces oubliables mais populaires pochades, mais Michel Caputo, Philippe Clair, Max Pécas et d’autres apporteront leur contribution à ce sous-genre qui compte une petite trentaine de titres. Cette profusion témoigne de l’importance du service militaire dans la vie des Français et du besoin de l’évoquer sur un mode léger qui renvoie beaucoup de monde (les appelés ou ex-appelés, leurs compagnes ou épouses, les parents…) à des situations vécues, même si caricaturées. Pratiquement toujours sans aucun intérêt sur le plan du cinéma, ces comédies ultra-conventionnelles sous leurs apparences libertaires constituent en revanche, par leur nombre et souvent leur succès public, un marqueur sociologique et psychologique très significatif de ce qu’a représenté la conscription dans la vie intime, professionnelle, sociale, sentimentale, sexuelle, intellectuelle, politique des Français.
La nature même de ce type de films fait qu’ils n’ont guère vocation à circuler au-delà des frontières, pratiquement personne ne se souciant d’aller voir la vie de caserne sous d’autres drapeaux que le sien – alors même que l’on retrouve bien des similitudes. C’est notamment le cas en Italie dès les années 1960, avec un petit contingent emmené par Le Farfelu du régiment de Lucio Fulci (1965) ou Deux Bidasses et le général de Luigi Scattini (1965), sans oublier La dottoressa del distretto militare de Nando Cicero (1976). On trouve des équivalents dans de nombreux pays, y compris en Suisse ou en Israël. En Angleterre, l’Américain Raoul Walsh importe des schémas de comédie hollywoodienne avec le buddy movie en caserne You’re in the Army Now (1937) avant d’envoyer ses troupes en Chine pour une fin guerrière sans humour. Aux États-Unis même, les comiques Abbott et Costello (Deux Nigauds Soldats, 1941) ont pratiqué le genre alors que le monde était en guerre – mais pas leur pays. L’armée japonaise aurait utilisé le film pour montrer à ses troupes l’impréparation de l’us Army… Dans un esprit similaire, mais dans un contexte plus apaisé, on mentionnera Les Bleus d’Ivan Reitman (1981) avec Bill Murray. Ou, très singulier avec son scénario féministe que ne laisserait pas supposer le titre français, La Bidasse de Howard Zieff (1980), exemple peu courant où le passage par l’armée se révèle force libératrice pour l’individu.
Il faut réserver une place à part à un personnage porteur d’une charge critique singulière, bien mieux exprimée dans le roman Les Aventures du brave soldat Švejk de l’écrivain tchèque Jaroslav Hašek, qui date du début des années 1920, que dans Le Brave Soldat Chveik, le film allemand qu’Axel von Ambesser en a tiré en 1960. Cette figure d’idiot indiscernablement réel et simulé, qui circule entre les malheurs de la guerre (de 1914) avec un mélange de ruse, de chance et d’innocence, est un cas singulier d’authentique héros populaire n’accomplissant aucun exploit. On peut rapprocher de son cas les deux héros d’un magnifique film de Mario Monicelli La Grande Guerre (1959) avec Vittorio Gassman et Alberto Sordi, même si eux feront finalement preuve d’une bravoure bien mal reconnue par leur hiérarchie. Parmi les cas les plus inattendus figure Leyli est avec moi du réalisateur iranien Kamal Tabrizi, qui met en scène en pleine guerre contre l’Irak non seulement un tire-au-flanc avéré (et sympathique), mais un dissimulateur se prétendant religieux et patriote – exceptionnelle entorse à la règle qui associe humour aux armées et démocratie.
Dans le monde anglo-saxon apparaissent toutes les formes d’enrôlement du rire, du plus critique au plus consensuel. Le plus radical est sans doute Ah Dieu ! Que la guerre est jolie, le ravageur film britannique de Richard Attenborough (1969) adapté de la comédie musicale homonyme. Il emboîtait le pas résolument pacifiste et antimilitariste de l’Américain travaillant en Grande-Bretagne Richard Lester, Comment j’ai gagné la guerre (1967), surtout mémorable pour avoir offert à John Lennon son unique rôle non musical. Dans un esprit comparable, Catch 22 de Mike Nichols (1970) situe durant la Seconde Guerre mondiale sa satire anti-guerre – lui aussi avait enrôlé un musicien connu, Art Garfunkel. C’est également durant cette période de la Seconde Guerre mondiale que se déroule l’autre film aux armées de Nichols, la comédie en demi-teinte Biloxi Blues (1988).
Vainqueurs sûrs de leur supériorité à l’issue de ce même conflit, les Américains avaient auparavant multiplié les évocations humoristiques marquées par une désinvolture bonenfant et situées dans cette période. Ainsi d’Allez coucher ailleurs de Howard Hawks (1949), du Soldat récalcitrant de Hal Walker (1950) avec Jerry Lewis et Dean Martin qui rempilent deux ans plus tard avec Parachutiste malgré lui sous le commandement de Norman Taurog, d’Opération Jupons de Blake Edwards (1959) et de Qu’as-tu fait à la guerre papa ? du même Blake Edwards (1966). On laisse de côté le très oubliable P’tite Tête de troufion (1957), aussi avec Jerry Lewis, mais pas Ya, ya mon général (1970) dont il est à la fois le réalisateur et l’interprète, donnant toute la mesure de son comique ravageur.
Trois situations de guerre, ou de crise ouvertes, ont en revanche donné lieu à des films à l’humour beaucoup plus sombre. Bien que n’étant pas strictement une histoire de militaire, le chef-d’œuvre de Stanley Kubrick Docteur Folamour, sur fond de guerre froide et de risque atomique, dresse un inoubliable portrait d’officier supérieur paranoïaque, le général Buck Turgidson campé par George C. Scott. La guerre américaine au Vietnam suscitera la parodie mêlant le grotesque, la farce potache et les effets ravageurs du conflit avec M*A*S*H* de Robert Altman (1970), situé dans une unité médicale sur le terrain des opérations en Corée, mais avec des références explicites au conflit alors en cours dans une autre partie de l’Asie. Sans être entièrement une comédie, loin s’en faut, Good Morning, Vietnam (1987) de Barry Levinson avec Robin Williams faisait aussi une ample place à un comique mordant. Enfin, la première guerre du Golfe a inspiré à David O. Russel l’étrange, farfelu et sombre à la fois Les Rois du désert (1999) avec notamment George Clooney. Que l’on retrouve en tête d’affiche de l’intrigant et apparemment complètement farfelu, mais inspiré de faits réels, Les Chèvres du Pentagone de Grant Heslov en 2009, situé en grande partie en Irak.
À l’évidence, ce passage en revue n’a aucune prétention à l’exhaustivité, mais la quantité et la diversité des titres témoignent de ce que fut la vitalité des manières, pour le cinéma, de recourir au comique, ou à l’humour, en contexte militaire. Depuis une bonne décennie, le moins que l’on puisse dire est que les représentants du genre ne se bousculent pas. D’autres formats, et surtout les réseaux sociaux, ont probablement pris en grande partie l’énergie comique qui aura nourri ces productions. Mais, et tout particulièrement en ce qui concerne le cinéma français, il est significatif que se multiplient ces dernières années les comédies sur le monde scolaire et qu’on n’en trouve aucune sur le monde militaire. Il est possible d’y voir une indifférence accrue envers ce milieu et ses enjeux – ce que contredirait le fait qu’il y a toujours, et en quantité, des films de guerre ou montrant des soldats en activité –, ou plutôt que les montées de périls, réels ou imaginés, ne donnent pas aujourd’hui le goût de rire et de faire rire de ceux qui seraient susceptibles de se trouver en charge de les combattre.
1Il existe en revanche une réalisation pour la télévision de Jean-Christophe Averty, avec des acteurs réels évoluant dans les dessins de Christophe grâce à des incrustations vidéo très innovantes à l’époque (1965).