N°49 | La route

Thomas Legrand

En mer : la route du commandant

« La mer, espace de rigueur et de liberté »

Victor Hugo

« En route au deux cent soixante-dix ! » Par ce compte rendu du barreur, l’officier chef du quart sait que la frégate fait maintenant cap à l’Ouest, conformément à ses ordres. Il a fait virer son bâtiment pour contourner un voilier et contrôle maintenant sur la carte que sa manœuvre ne l’écarte pas trop de la route fixée par son commandant. Car dans la Marine nationale, c’est le pacha qui trace la route. Sur la mer, espace immense et en apparence homogène, la Marine a ainsi fait le choix de cadrer les évolutions de ses bâtiments par le suivi d’une route et de faire du tracé de celle-ci la responsabilité du seul commandant, « chargé de conduire la préparation et de mener à bien l’exécution […] des missions »1. Ce choix est le fruit des leçons des premiers navigateurs qui ont ouvert les portes des océans. Si la régulation de la navigation, le développement du droit maritime ainsi que les exigences de sécurité et de rentabilité ont depuis réduit sa liberté de manœuvre et son autonomie de décision, le tracé de la route demeure encore un élément déterminant du succès de la mission pour celui qui commande un bâtiment de combat.

  • Conquérir la haute mer

Avant de devenir un espace de liens et d’échanges, la mer était un espace mystérieux et hostile sur lequel il a fallu, à défaut de pouvoir pleinement le maîtriser, apprendre à se déplacer en sécurité. Dès lors, naviguer consiste avant tout à se rendre à bon port le plus rapidement possible.

Distances gigantesques, phénomènes météorologiques dangereux et difficilement prévisibles, courants contraires, récifs et hauts-fonds ont d’abord rendu les océans infranchissables et demeurent des obstacles à la navigation. Si les hommes se sont aventurés sur les mers dès la Préhistoire, si les grands empires ont souvent été des thalassocraties, la maîtrise de la navigation hauturière a nécessité des siècles de progrès technologiques. Au ier siècle, les marins méditerranéens transportaient des cargaisons de blé d’Alexandrie à Ostie ; ils naviguaient sur une mer fermée, à l’instinct ou à la vue, se repérant grâce à des amers naturels (promontoires rocheux, traits de côtes caractéristiques) ou artificiels, comme le fameux phare d’Alexandrie, et se dirigeaient grâce au soleil ou aux étoiles. Les progrès des instruments de navigation ont ensuite autorisé les traversées transatlantiques et permis de commencer à répondre à deux questions fondamentales : où suis-je ? vers où me diriger ?

L’usage de la boussole se développe en Europe au xiie siècle, permettant aux navigateurs de déterminer le Nord magnétique et d’évaluer le cap de leur bateau. À l’aide d’instruments comme le quadrant ou l’arbalestrille, on peut dès le xve siècle mesurer à partir de l’horizon la hauteur dans le ciel de l’étoile polaire ou du soleil à son zénith et connaître la latitude. Il faut en revanche attendre la seconde moitié du xviiie siècle pour savoir mesurer à la mer la longitude. Auparavant, celle-ci était estimée en fonction de la distance parcourue, obtenue à partir du xvie siècle grâce au loch, qui mesure une vitesse, et au sablier, qui fournit une référence de temps en complément du cadran solaire.

À partir du xiiie siècle, l’expérience et les connaissances des marins sont consignées sur des portulans permettant de repérer les ports et les dangers qui les entourent, et de déterminer la route à suivre pour les rallier. Ces portulans sont complétés par des livrets d’instructions qui facilitent la reconnaissance des approches. La constitution de cartes marines à partir du xve siècle et leur essor à partir du xviie siècle permettent finalement au navigateur de se situer à l’aide de ses instruments. La mention sur ces cartes des profondeurs et de la nature du fond offre par ailleurs un moyen de vérification complémentaire de la position à l’aide du plomb de sonde.

Maîtriser l’ensemble de ces outils exige des compétences spécifiques. C’est ainsi qu’apparaît la fonction de pilote, dont la grande ordonnance de la Marine de 1681, ou « ordonnance de Colbert », définit les responsabilités à bord d’un navire : « Commander seul et en chef à la route que le vaisseau doit faire. » Le pilote, formé par des hydrographes et des maîtres durant plusieurs voyages, est le spécialiste de la navigation, le maître des instruments et des cartes.

Ces progrès ne peuvent être dissociés de ceux de l’architecture navale. Les navires antiques étaient gréés de voiles carrées qui leur interdisaient pratiquement de remonter au vent ; ne pouvant affronter les tempêtes, ils ne naviguaient pas en hiver. Au contraire, la caravelle, symbole des Grandes Découvertes, associe voile latine et voile carrée, qui lui offrent de meilleures allures et donc des transits plus rapides ; elle intègre également des bordages renforcés pour faire face au mauvais temps et un gouvernail d’étambot qui la rend plus maniable. Limitée par son faible emport, elle sera remplacée par le galion, qui multiplie par dix la capacité de chargement au prix d’une faible manœuvrabilité. Celle-ci n’est toutefois plus rédhibitoire une fois la route des Amériques fixée et le régime des vents connu, en particulier celui des alizés.

  • Liberté et limites

À la fin du xviiie siècle, le problème de la navigation ayant été résolu par les cartographes, les pilotes et les architectes, les capitaines de navire sont désormais pleinement maîtres de leur route. L’essor considérable du trafic maritime et l’exploitation massive des océans depuis deux siècles ont cependant fait naître des règles et des usages qui limitent leur espace de manœuvre ou leur autonomie.

Le tracé des premières routes maritimes, cartographié à défaut d’être matérialisé, est le fruit de l’expérience partagée des capitaines. Il constitue une réponse collective qui permet de franchir de manière optimisée les obstacles de diverses natures (météorologiques, géographiques, politiques…) auxquels sont confrontés les navires. Avec le temps, les routes évoluent, tirant profit des améliorations technologiques et s’adaptant aux nouvelles contraintes. Avec l’augmentation du trafic maritime, il devient indispensable d’organiser les itinéraires empruntés par les bâtiments afin de limiter les risques de collision et de faciliter la recherche des naufragés en cas de sinistre. Dès la fin du xixe siècle, certaines compagnies maritimes de transport de passagers décident d’adopter des routes fixes. Cette pratique est ensuite transposée dans les conventions maritimes internationales2 et des dispositifs de séparation de trafic ou autres systèmes de routage sont désormais établis dans les espaces où le trafic maritime est dense ainsi que dans les zones où se croisent des flux importants de navires.

Si le droit de la mer s’est construit depuis le xvie siècle autour de la notion de liberté, avec le Mare Liberum de l’avocat néerlandais Hugo Grotius, l’espace même sur lequel s’exerce la liberté de navigation est régulièrement contesté. Face aux revendications étatiques de souveraineté maritime et aux préoccupations des États côtiers, un cadre juridique international s’impose, et les États se dotent en 1973 d’une convention internationale précisant leurs droits et devoirs dans les divers espaces maritimes : la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Cette convention, dite de Montego Bay, préserve la liberté de navigation en haute mer, mais valide en particulier la notion de mer territoriale, qui s’étend jusqu’à douze milles nautiques du littoral, dans laquelle les navires battant pavillon d’un État étranger ne bénéficient que d’un droit de passage inoffensif3. Ce découpage des océans est régulièrement remis en cause par des pays qui souhaiteraient « territorialiser » des zones maritimes plus éloignées de leurs littoraux. La Chine, par exemple, revendique la souveraineté exclusive sur de nombreux espaces maritimes entourant des îles disputées ou artificielles.

À ces contraintes fermes que le commandant doit prendre en compte pour déterminer la route optimale pour l’accomplissement de sa mission s’ajoutent d’autres paramètres fluctuants. La météorologie est ainsi fondamentale, en particulier pour la navigation à voile. Les prévisions sont élaborées à terre ; leur analyse exige une forte puissance de calcul et leur transmission aux navires à la mer un transfert de données important. Pour effectuer ce travail, élaborer et proposer la meilleure route aux navigateurs, des bureaux de routage voient le jour dans les années 1950. La pratique du « routage météo » s’est depuis fortement développée et certaines courses au large, en particulier les courses en solitaire sur multicoques, autorisent les skippers à faire appel aux services de « routeurs » qui leur permettent de consacrer leur temps aux réglages de leurs voiliers. Le besoin de prendre en compte des exigences économiques et environnementales conduit également les sociétés de transport maritime à recourir au routage, ou au moins à l’assistance à la navigation. La Compagnie maritime d’affrètement-compagnie générale maritime (cma cgm), armateur de porte-conteneurs français, a ainsi ouvert depuis 2007 plusieurs centres de navigation à terre afin d’assister les capitaines dans l’optimisation de leur route et de leur vitesse dans le but d’améliorer la sécurité des équipages et des navires, de réduire la consommation de carburant, mais également, par exemple, de diminuer les risques de collision avec les cétacés dans leurs aires de reproduction.

  • La route du succès

La Marine nationale, elle, n’a pas fait le choix du « routage » et confie encore à chaque commandant la responsabilité de fixer la route qui permettra de remplir au mieux la mission en minimisant les risques pour son bâtiment et son équipage.

À l’instar de ses prédécesseurs du xviiie siècle, déterminer sa position avec la précision et la fiabilité nécessaires demeure une préoccupation permanente pour le commandant d’un bâtiment. Dans un monde où la compétition entre les nations s’exprime aussi sur les mers et où se développent des stratégies de déni d’accès, le recours au brouillage des moyens de radionavigation couramment employés doit être anticipé et la capacité à opérer dans ce type d’environnement impérativement maîtrisée par les équipages. Pour les sous-marins, la navigation autonome, indépendante et discrète en immersion exige des moyens et des savoir-faire spécifiques, en particulier pour l’élaboration et l’entretien de la position. La précision des cartes reste également un enjeu car de nombreux espaces sont encore peu ou mal hydrographiés. Aux Kerguelen, par exemple, de nombreuses routes restent peu empruntées et certaines zones ne font pas l’objet de cartes détaillées. Le commandant s’aide alors de calques enrichis à chaque passage et il n’est pas rare qu’il utilise en précurseur l’une de ses embarcations équipée d’un sondeur à main afin de s’assurer de disposer de la profondeur nécessaire au passage de son navire.

Le choix de la route peut être guidé par des impératifs de sécurité. Le commandant exerce la responsabilité « de l’intégrité générale de son élément vis-à-vis des risques extérieurs tels que l’environnement physique, l’environnement météorologique ou les risques liés à l’évolution dans un milieu hostile ou dangereux »4, ce qui lui impose en premier lieu d’adapter sa route aux conditions extérieures et aux capacités de son navire. Pour ce faire, il dispose de la vision de l’environnement in situ, et d’une connaissance fine de son bâtiment et de son équipage. Il a aiguisé son sens marin et forgé son expérience au long de sa carrière, et c’est notamment pour ces qualités qu’il a été sélectionné parmi ses pairs.

La première préoccupation du pacha est de remplir sa mission. Dans ce cadre, quelle que soit la nature de l’activité conduite, la route choisie est déterminante. Même s’ils ne sont pas engagés dans des opérations ou des exercices, les bâtiments de combat qui rallient la zone de leur prochaine activité ou le port dans lequel ils feront relâche sont toujours actifs. Dotés de capteurs d’informations variés et leur équipage toujours en veille, ils participent en permanence à l’appréciation de la situation dans la zone dans laquelle ils naviguent, valorisant ainsi les phases de déplacement entre deux zones d’activité. Pour ce faire, il est parfois nécessaire de couper au plus court pour observer une activité militaire en cours ou au contraire de s’approcher à faible vitesse au plus près des dangers nautiques pour patrouiller à proximité d’un point d’intérêt. Là encore, la maîtrise des capacités du navire et de l’équipage, qui permet au commandant de choisir la route adaptée, est la clé de la réussite.

La route qu’emprunte un navire de guerre peut même parfois constituer le cœur de la mission. Elle est alors un moyen d’afficher des capacités ou d’affirmer des intentions. Le franchissement autonome du passage du Nord-Est réalisé par le bâtiment de soutien et d’assistance hauturier Rhône en 2018 a démontré les capacités de la Marine nationale à opérer dans l’Arctique. Le déploiement du sous-marin nucléaire d’attaque Émeraude pendant huit mois pour la mission « Marianne » et son passage en mer de Chine en janvier 2021 ont prouvé l’intérêt que porte la France à la zone indo-pacifique.

Si c’est avant tout le trajet qui importe ici, le détail de la route a également son importance, particulièrement lors des Freedom of Navigation Operations menées par la marine américaine en mer de Chine méridionale, durant lesquelles les bâtiments de l’us Navy viennent réaffirmer le droit à la navigation pacifique et contester la lecture chinoise du droit maritime en naviguant par exemple autour des îles Paracels, dans les eaux revendiquées par Pékin comme eaux territoriales mais non reconnues par les États-Unis.

L’exemple le plus marquant du lien inextricable entre le commandant, la route et le succès opérationnel peut être trouvé à bord des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (snle). Afin de garder son bateau prêt à tirer, indétectable et libre de ses mouvements, le commandant élabore la route qui lui permettra de disparaître dans les profondeurs, bâtissant sa manœuvre selon sa propre perception de la situation qu’il nourrit des informations mises à sa disposition5. Tracée avec sagesse et imagination, la route contribue à la dilution du bâtiment dans l’océan et donc au succès de sa mission. Trop prévisible, elle le rendrait vulnérable et remettrait directement en cause la crédibilité et l’efficacité de la dissuasion nucléaire.

  • La route demain

Avec les progrès des systèmes d’information et de communication, les apports de l’intelligence artificielle et du big data, le navigateur ne pourra plus prétendre rivaliser avec le routeur. Des systèmes d’aide à la décision permettront sans doute au chef du quart de visualiser à chaque instant l’ensemble des trajectoires remplissant des critères de succès et de sécurité définis, maximisant le champ des possibles. Aujourd’hui unique parce que fruit d’un choix mûrement réfléchi, la route pourrait ainsi devenir plurielle et fugace.

Dans un monde où la puissance s’exprime de manière décomplexée dans tous les champs et milieux de confrontation, face à des compétiteurs voire à des adversaires qui recourent volontiers à des modes d’action indirects ou hybrides, combattre sur les mers exigera toujours plus d’agilité. Au moment de tracer sa route, le commandant devra garder à l’esprit la nécessité de favoriser la réactivité et l’initiative de ses subordonnés.

Confronté au risque de cyberattaque et de brouillage des moyens de radionavigation, il pourra se fier à des savoir-faire hérités de ses aînés des vaisseaux du roi : navigation optique, estime manuelle et point astronomique. Engagé dans des missions complexes durant lesquelles chaque événement sera susceptible d’avoir une portée stratégique, il devra toujours penser sa manœuvre et la faire comprendre à ses subordonnés afin de permettre la subsidiarité. Le tracé de la route, tout comme l’écriture, lui permettra de poser sa réflexion. Parce qu’elle incarnera son intention et offrira le cadre nécessaire à la bonne délégation, la route restera, quoi qu’il arrive, celle du commandant.

1 Instruction générale n° 14/def/emm/orj relative à l’exercice du commandement et à l’organisation des forces maritimes et des éléments de force maritime.

2 L’article 41 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer indique que « les États riverains de détroits peuvent, lorsque la sécurité des navires dans les détroits l’exige, désigner des voies de circulation et prescrire des dispositifs de séparation du trafic ».

3 Le passage doit être continu et rapide. Les navires ne peuvent en particulier conduire aucun exercice ni manœuvre avec armes, aéronefs ou engins militaires ni même toute autre activité sans rapport direct avec le passage.

4 Directives générales pour la conduite nautique.

5 C. de Jaurias, « Dans le secret du pacha », Inflexions n° 47 « Le secret », 2021, pp. 105-111.

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