- Le secret dévoilé : l’Église et la révélation
Espions en soutane, codes indéchiffrables, archives inaccessibles et documents inavouables : combien de livres à succès ou de magazines dits spécialisés sont bâtis sur le juteux fantasme des secrets que l’Église dissimulerait ? Irrépressible, le sujet revient à la une des kiosques et l’imaginaire social nourrit sa spirale. Sans doute ce phénomène n’est pas sans lien avec la décision du pape François, en octobre 2019, de renommer sobrement Archives apostoliques les Archives secrètes du Vatican, fondées au xviie siècle et largement ouvertes aux chercheurs depuis 1881. « En raison des évolutions sémantiques progressives, […] le terme secretum (privé, séparé) a commencé à être mal compris ; il s’est teinté de nuances ambiguës voire négatives. En étant associé instinctivement au concept contemporain exprimé par le mot “secret”, il s’est revêtu de la signification préjudiciable de “caché”, “ne devant pas être révélé” ou bien “demeurant réservé à certains”. Or, c’est l’exact opposé de ce que les Archives du Vatican ont toujours été et prétendu être1. »
Car l’Église, contrairement aux cultes à mystères du monde gréco-romain au milieu desquels, singulier, le christianisme s’est développé, n’est pas une société secrète ou gnostique réservant à quelques initiés des documents ou des formules. Moins encore une organisation arc-boutée sur un désir de dissimuler. Elle porte en son essence même, dès l’origine, la charge d’annoncer, de dévoiler, de révéler. « Rien n’est voilé qui ne sera révélé, rien de caché qui ne sera connu. Ce que vous aurez dit dans les ténèbres sera entendu au grand jour, et ce que vous aurez dit à l’oreille dans les pièces les plus retirées sera proclamé sur les toits »2, confie le Christ à ses disciples en les invitant à parler ouvertement et sans crainte.
Le judéo-christianisme traverse l’histoire et les siècles en suivant l’élan d’un Dieu qui se dévoile et se fait connaître. Il en va ainsi de la Genèse où Dieu parle, se manifeste en des théophanies grandioses ou des révélations intimes… jusqu’à l’Apocalypse qui, en assumant son genre littéraire particulier, signifie bien « révélation », « dévoilement ». Le temps de Noël fait d’ailleurs contempler dans chacune de nos crèches un Dieu qui, loin de voiler sa face, montre au contraire son visage, des anges qui le désignent à des bergers, et aussi des mages, venus d’Orient, pouvant décrypter dans les étoiles et sous leurs yeux cette épiphanie (manifestation) d’un Dieu qu’ils ne connaissaient pas, et qui se tient au milieu des hommes, visible par le tout-venant. Saint Paul, en méditant sur cette figure du Christ, écrit : « Jésus Christ est la révélation d’un mystère gardé depuis toujours dans le silence, mystère maintenant manifesté au moyen des écrits prophétiques, selon la volonté du Dieu éternel, mystère porté à la connaissance de toutes les nations3. »
Tout le monde peut s’en rendre compte en parcourant les Évangiles : la vie publique du Christ, qui circule pour annoncer le Royaume, qui envoie ses disciples pour proclamer l’Évangile ou qui risque ouvertement sa vie pour rendre sa personne accessible à tous, montre aisément que l’Église est avant tout une réalité missionnaire, non une caste de sachants, et que les chrétiens sont au cœur du monde, des révélateurs : « Vous êtes la lumière du monde. Une ville ne peut se cacher qui est sise au sommet d’un mont. On n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau. On la met sur le lampadaire où elle brille… Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes4. »
- Le secret habité : lieu de la rencontre et de la vérité
D’où vient donc que l’Église soit toujours associée à l’idée d’un puissant mystère ? La notion de mystère, mysterion en grec, ne s’est pourtant pas traduite dans l’histoire du christianisme en des termes évoquant le mystérieux ou le caché, mais a donné sacramentum en latin : sacrement. Ainsi, on peut certes dire que le mystère nourrit la vie des chrétiens, au quotidien, mais non pas en entretenant ou en proférant des énigmes, bien au contraire : en ouvrant la porte sur l’infini de Dieu qui se rend audible, visible et accessible dans les sacrements. Dans la vie chrétienne, le mystère est une porte ouverte et non pas fermée. Une lumière mise sur le lampadaire. Ce n’est pas un secret, mais un accès à la vérité qui se donne à connaître, même si on ne peut prétendre la réduire ou la posséder.
Peut-être faut-il donc admettre, pour faire un pas de plus, que dévoiler et annoncer la vérité n’est pas juste une affaire de déclaration ou de mise à nu, justifiée par l’idée saugrenue d’un droit général à l’information. La vérité ne se prend pas en arrachant des secrets, elle se reçoit, se célèbre, se goûte. On y entre comme dans un sanctuaire, et on ne peut donc la servir qu’avec une grande délicatesse et avec un nécessaire discernement. « Amour et vérité se rencontrent » dit un psaume, résumant bien la conviction par laquelle le chrétien articule le respect du mystère et l’annonce de la vérité, le choix du silence ou de la parole explicite. Car pour lui la vérité se soigne, se préserve, s’entretient et se transmet avec toute l’exigence de l’amour. Elle ne se profère pas, ne se brandit pas, ne se défigure pas par la violence ni ne s’impose par la force.
De manière très concrète, beaucoup de couples font l’expérience que leur amour n’exige pas de passer son conjoint au laser afin de tout savoir de lui en toute circonstance, ou que leur confiance mutuelle n’implique pas de tout dire à l’autre sur tout et tout le temps. Au contraire, leur amour leur fait taire parfois, par délicatesse, ce qui serait trop lourd à porter par l’autre. Leur confiance leur évite d’avoir à passer en revue, un par un, tous les éléments concrets d’une situation. Leur tendresse les empêche de violer cette part d’intime secret qui habitera toujours le cœur d’un homme et dans laquelle se jouent souvent des décisions essentielles. Servir la vérité implique donc parfois de la taire.
Tout ce qui est caché n’est d’ailleurs pas nécessairement mauvais : dans nos histoires comme dans l’histoire sainte, beaucoup de choses se jouent dans le secret de la nuit. Qui aura su le combat spirituel intime d’Abraham lorsque le Seigneur lui demande son fils ? C’est dans le plus profond secret du cœur que sa foi s’est manifestée (Gn 22). Pour Jacob, tout bascule aussi au cœur de son combat nocturne et solitaire avec Dieu (Gn 32, 25-29). Qui a assisté à la rencontre puissante et décisive de Moïse, au buisson ardent, où il reçoit sa vocation ? Qui était là lors de l’annonce faite à Marie, dans le secret de sa maison ? Personne n’a assisté non plus à la résurrection du Christ, au cœur de la nuit…
Car dans la foi chrétienne, comme dans la foi d’Israël, le Dieu qui se révèle dans la splendeur de sa vérité le fait toujours de manière intime et personnelle, en se manifestant à chaque intelligence, à chaque personne, en parfaite liberté. On aurait pu imaginer, de fait, que le créateur du monde se fasse connaître globalement, crûment, à des foules anonymes. Or, toute l’histoire sainte montre l’inverse : quand bien même c’est au profit de tous, il s’agit toujours d’une alliance quasi amoureuse entre lui et chacun, dans une histoire. L’intimité de chaque liberté est le creuset où se joue la révélation, car on n’entre dans la vérité du mystère de Dieu que singulièrement, parfois même dans le secret indicible des profondeurs du cœur comme tant de conversions l’ont montré au cours des âges. La vérité d’une existence s’accomplit d’abord dans le secret.
Voilà sans doute pourquoi, en raison même du fait qu’ils sont en charge de proclamer une vérité universelle, l’Église et ses pasteurs ont un rapport unique et « sacré » au secret et à l’intime : le secret n’est pas pour eux le lieu d’une privation ou d’une dissimulation, il est avant tout le lieu d’une rencontre. Un lieu où Dieu se tient. « Toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône reste dans le secret ; ton Père qui voit dans le secret te le rendra. Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites : ils aiment à se tenir debout dans les synagogues et aux carrefours pour bien se montrer aux hommes quand ils prient… Mais toi, quand tu pries, retire-toi dans ta pièce la plus retirée, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret ; ton Père qui voit dans le secret te le rendra5. »
Nous ne devons à aucun prix braquer des projecteurs de miradors sur cette part intime et divine de secret, dans la tentative illusoire d’une mise à nu totale et transparente de l’homme et de la société. Cette démarche, vaine, irréalisable et en partie suicidaire viendrait aussi bafouer l’un des lieux les plus vrais et les plus inaliénables de toute personne. Car si notre monde tout entier a sa part de secrets (il y a des secrets d’alcôve et des secrets d’État, des secrets-défense et des secrets industriels, des secrets de famille et des jardins secrets…), c’est dans l’homme lui-même et dans la vie de l’homme avec Dieu que demeure plus que tout cette part essentielle et sacrée de secret à protéger. Le rapport de l’Église au secret s’ancre dans cette conviction. Et c’est pourquoi, tout en proclamant une Parole de vie, en rendant public un enseignement explicite, l’Église entend servir la vérité en honorant simultanément l’inviolable secret des cœurs. Car il y a de l’inviolable en l’homme.
- Le secret préservé : l’inviolable confiance
Pour servir la vérité tout en préservant l’inviolable, la confiance est le maître mot. Elle est essentielle à la vérité, comme elle est essentielle à la paix. Nous expérimentons tous que le secret déposé en confiance par un proche dans notre cœur rejoint cette part de sacré qui ancre les relations humaines dans une dimension inviolable. Celui qui a parlé en livrant son intimité, parfois à sa propre surprise, ne l’a fait que dans la confiance de ne pas être dévoilé. Si la parole d’un homme vaut quelque chose – ce que nous devons croire à moins de renoncer à toute liberté –, le secret confié dans la confidence oblige non pas comme un contrat occasionnel, mais comme un dépôt précieux qui se fonde, entre les protagonistes, sur une dimension d’absolu. La société serait d’ailleurs gravement lésée si ce genre de relations de confiance n’était plus possible, et le bien commun qu’elle a pour mission de promouvoir s’en trouverait menacé : personne n’oserait plus se confier à un médecin, à un avocat, à un prêtre… Tous seraient enfermés dans une intimité close et mortifère, sans lieu de parole possible. C’est pourquoi le code pénal lui-même punit le manquement au secret professionnel.
La confiance est le milieu de vie où la vérité peut se dire, se recueillir, s’accomplir. Nous pouvons certes y renoncer, par souci de maîtrise, mais dès lors que le soupçon se répand, que la vérification s’impose ou que la méfiance s’installe, la vérité se rétracte. C’est pourquoi en temps de troubles ou de tensions il n’est pas si aisé d’articuler vérité, confiance et secret. « Cachez-vous des juifs ? » demande l’officier ss à la religieuse qui lui ouvre enfin la porte. L’exigence de cette demande piétine toute confiance et veut arracher un secret. En répondant « non » avec conviction, alors que sa cave est pleine de réfugiés, il est évident qu’elle ne se rend pas coupable d’un secret condamnable, mais qu’elle sert au contraire la vérité dans l’amour, visant le bien et la sécurité d’autrui, en taisant ce qui ne doit pas être connu. Car personne n’est tenu de révéler la vérité à qui n’a pas le droit de la connaître. Il y a donc des silences qui préservent l’inviolable, et qui sont explicitement des services de la vérité et du bien commun. Inversement, il arrive que des injustices soient passées sous silence alors qu’elles devraient être révélées. Même si les mesures qu’elle prend aujourd’hui pour que cela ne se reproduise plus sont reconnues comme exemplaires, l’Église s’est vu violemment reprocher son silence sur certains scandales. Car l’exigence de la charité exige aussi que les dispositions soient prises pour qu’un innocent ne subisse pas de graves dommages en raison d’un secret injustement conservé. C’est d’ailleurs pourquoi le législateur, au vu du bien commun et pour préférer l’innocent au coupable, garantit la levée de certains secrets professionnels… L’équation n’est pas évidente à équilibrer.
Or, à l’articulation de ces deux exigences (taire la vérité à qui n’est pas en droit de la connaître et lever le secret pour préserver l’innocent), dans ce contexte où la prudence et le discernement sont nécessaires, l’Église, qui reconnaît dans le secret un lieu essentiel de la vie de l’homme avec Dieu, expérimente d’une manière singulière la charge de le garder inviolable à tout prix, dans la confiance : c’est le dépôt de la confidence ou de la confession, qui revêtent pour elle une dimension sacrée, sacramentelle, et non pas seulement professionnelle. Le prêtre que je suis reçoit chaque jour des confidences écrites ou orales, accueille des confessions, bouleversantes et profondes. Les aumôniers d’hôpitaux, les aumôniers militaires et ceux qui, avec eux, se tiennent dans ces confins de l’existence où la proximité de la mort et de l’Au-delà vient ouvrir des domaines insoupçonnés du cœur, en sont plus que tout autre les témoins stupéfaits et souvent éblouis. Ils font l’expérience d’être dépositaires d’un bien qui ne leur appartient pas et dans lequel l’inviolable relation de chaque homme à Dieu, en son mystère, est engagée. C’est pourquoi rien ne pourra contraindre un prêtre, au nom même du caractère sacramentel de son sacerdoce et de la dignité de l’homme qu’il écoute, à trahir une confession, une confidence. Ce ne sont pas ses propres secrets que l’Église garde jalousement, comme des formules magiques : ce sont ceux que les hommes confient à Dieu. Et rien ne l’empêchera d’aimer jusqu’à l’extrême ceux qui se confient à elle, seraient-ils des misérables, et serait-ce au prix de la vie de ses ministres.
On sait que le caractère absolu de ce secret est menacé. Le tribunal correctionnel de Bruges, par exemple, a condamné en 2018 un aumônier de maison de retraite qui avait gardé le secret sur les messages reçus d’un de ses fidèles lui disant vouloir mettre fin à ses jours. Du point de vue du droit, une difficulté provient bien sûr de la rencontre de deux ordres juridiques distincts : le canonique, qui lie le prêtre en déclarant explicitement le secret de confession « inviolable pour quelque cause que ce soit », et le civil. À cet égard, les tâches régaliennes du maintien de l’ordre et de la justice au bénéfice de la société entière ne devraient-elles pas l’emporter sur toute autre considération tirée d’une croyance religieuse particulière ? Cela semble évident. Or, dans ce cas précis, ce n’est pas certain. Surtout si l’on considère que la confession prend son sens dans la relation entre un fidèle qui s’avoue pécheur et Dieu lui-même. Dans le regard de foi que le croyant porte sur le sacrement, en effet, c’est le Christ qui pardonne ses fautes. Le seul prêtre en serait bien incapable. Les confidences que nous entendons ne nous appartiennent en rien puisque, par notre pauvre médiation, l’aveu est, en réalité, adressé à Dieu. D’où le caractère absolu du secret à l’égard des hommes. Enfreindre ce secret, ou vouloir forcer un prêtre à l’enfreindre, serait s’introduire par effraction dans une relation sacrée, détruire le dernier sanctuaire possible de la confiance, et indirectement empêcher le pénitent d’exercer sa liberté de religion, garantie pourtant comme un droit humain indérogeable6.
Avant la question du conflit purement juridique, il y a donc celle, première, de la dignité humaine, du sanctuaire que représentent l’âme d’une personne et sa conscience. En permettant au croyant de déposer en toute confiance sa misère dans la miséricorde divine, l’Église et la société reconnaissent qu’elle porte en elle ce mystère qu’est, malgré tout, l’éminente dignité de chaque personne dans son libre rapport à Dieu. Et ce mystère est inviolable.
1 Pape François, Lettre apostolique en forme de Motu Proprio pour le changement de la dénomination des Archives secrètes du Vatican en Archives apostoliques du Vatican, 22 octobre 2019.
2 Évangile de Luc 12, 2-3.
3 Épître aux Romains 16, 26.
4 Évangile de Matthieu 5, 13-16.
5 Évangile de Matthieu 6, 2-6.
6 « Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté en 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies, fournit en son article 4 une indication précieuse sur la force obligatoire de ces droits. L’alinéa 1er de cet article prévoit certes la possibilité, pour les États, de déroger aux engagements qu’ils ont pris de garantir les droits énumérés dans le Pacte : “Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les États parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte.” Mais l’alinéa 2 précise aussitôt les sept dispositions auxquelles il ne peut pas être dérogé, à savoir, en résumé, le droit à la vie (art. 6), l’interdiction de la torture (art. 7), l’interdiction de l’esclavage (art. 8), l’interdiction de la prison pour dettes (art. 11), la non-rétroactivité de la loi pénale (art. 15), la reconnaissance de la personnalité juridique (art. 16) et, last but not least, la liberté de pensée, de conscience et de religion (art. 18). Ces droits intangibles font ainsi partie de ce qu’on appelle le noyau dur des droits de l’homme » (X. Dijon, « Le secret absolu de la confession, droit humain indérogeable », Liber Amicorum Jacques Fierens. L’étranger, la veuve et l’orphelin… Le droit protège-t-il les plus faibles ?, Louvain-la-Neuve, Larcier, 2020, pp. 401-408).