« Oui ! Je l’aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixièmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’est l’immense désert où l’homme n’est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés.
Là est la suprême tranquillité. La mer n’appartient pas aux despotes. À la surface, ils peuvent encore y exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds en dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissance disparaît !
Ah ! Monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! Là seulement est l’indépendance !
Là je ne reconnais pas de maître ! Là je suis libre ! »
Jules Verne (Capitaine Nemo, Vingt Mille Lieues sous les mers)
« Sierra-Mike de Foxtrot-Foxtrot, bien reçu votre dernière communication. Vous avez autorisation de plonger. Bonne mer. » Le mât de transmission s’affale, le périscope rentre dans un dernier tourbillon et plus rien ne transparaît à la surface, si ce n’est l’écume de l’Atlantique. Les quatorze mille tonnes du Triomphant peuvent maintenant s’enfoncer dans les profondeurs de l’océan, le sous-marin ne reviendra pas à l’immersion périscopique de sitôt. Après ce dernier échange avec l’extérieur quelque part au milieu du golfe de Gascogne, la frégate qui a accompagné le snle1 restera encore quelque temps sur place pour sécuriser son départ puis elle rejoindra une autre mission. Cette communication sera la dernière voix en provenance du monde extérieur entendue à bord du sous-marin avant au moins soixante-dix jours. À partir de ce moment, celui-ci disparaît totalement. Personne ne sait où il va, personne ne sait où il sera demain, dans dix jours, dans un mois… Ni l’amiral commandant les forces sous-marines ni le chef d’état-major des armées. Et personne n’a dit au commandant avant le départ où aller et personne ne saura après le retour par où il est passé, à l’exception de l’amiral lors d’un débriefing personnel et confidentiel. Pendant cette période, le sous-marin ne transmettra plus aucun message vers la terre. Rien. Disparu. En autarcie complète. Oublié ? Non, seul sous l’eau, tapi quelque part, mais paré à tout moment à exécuter un ordre du président de la République.
Dans un monde de l’instantanéité des échanges et de l’interconnexion de tout avec tous, le snle reste la dernière unité militaire à être complètement coupée du monde et à se déplacer sur des milliers de kilomètres pendant de longs mois sans rendre compte à quiconque de sa position ni de ses intentions, en toute impunité. Le rêve de tout chef militaire ! Grande liberté pour le commandant, rare liberté même que de pouvoir choisir sa route et de ne peser ses choix qu’à l’aune de sa perception de la situation. Avec en tête une seule finalité, simple et terrible à la fois : être en mesure à tout moment de répondre à un ordre unique et de mettre en œuvre le système d’armes. Ainsi donc, c’est une grande liberté pour une mission écrasante, mais c’est celle d’assurer la sécurité ultime de notre pays. C’est par sa détermination à accomplir cette mission, à disparaître totalement et à agir sans fléchir, que tout l’équipage du sous-marin en patrouille permet la dissuasion et constitue ainsi l’assurance vie de la nation. Cette faculté à disparaître complétement, à se diluer dans les océans est le fondement sur lequel repose la dissuasion océanique. Elle en assure sa force. C’est dans ce secret de la patrouille de snle que nous allons plonger pour en décrypter les mécanismes.
Car tout est secret avec un snle : sa position, mais aussi sa signature acoustique, la forme de son hélice, son immersion maximale, la procédure de décodage de l’ordre de lancement, la conception des têtes nucléaires et bien sûr les objectifs qu’elles visent. Tous ces secrets, et bien d’autres, ont pour objectif de préserver notre liberté d’action, tout en concourant à un critère de succès essentiel au principe de dissuasion, celui de la crédibilité. Pas de dissuasion sans crédibilité. C’est la particularité de cette stratégie. En effet, pour dissuader efficacement un État de s’en prendre à nos intérêts vitaux, celui-ci doit être intimement persuadé qu’un tel agissement entraînerait immanquablement de notre part une réaction irrévocable et terrifiante. Mais si pour garantir cela nous présentons de manière ouverte toutes les procédures et les techniques, alors l’adversaire pourra aisément contourner la stratégie en s’en prenant directement à nos moyens et il ne sera aucunement dissuadé d’agir contre nous. D’un autre côté, si tout est complètement caché et obscur, il pourrait avoir des doutes sur nos capacités, voire même sur notre intention de nous défendre. Il convient donc, dans cette dialectique des volontés, d’allier la part de secret, qui préserve nos intentions et induit un doute de nature à dissuader, avec une part de démonstration, qui assure clairement que nous ne faillirons pas au moment opportun. La crédibilité est donc la face visible de la dissuasion, elle est essentielle, et se décline dans les trois domaines politique, technique et opérationnel, qu’il est toujours utile de rappeler.
Il appartient bien évidemment en premier lieu au chef de l’État de porter la crédibilité politique. C’est celle d’affirmer nos intentions dans une parole publique sans ambiguïté et dans laquelle il incarne la détermination absolue de la France à se défendre et, si nécessaire, à employer les moyens ultimes au travers d’un ordre irrévocable. Il revient ensuite à toute la chaîne industrielle et scientifique de porter la crédibilité technique, afin que chacun soit persuadé que l’ensemble des moyens dédiés (systèmes d’armes, porteurs, moyens de transmission) fonctionne et est fiable. Pour cela, des démonstrations ou des tests sont réalisés, dont certains résultats sont communiqués au public, comme le tir d’un missile. Enfin, c’est aux armées de porter la crédibilité opérationnelle, c’est-à-dire l’aptitude à mettre en œuvre l’ensemble des moyens, sans entraves et quelles que soient les conditions. Cela nécessite que l’ordre du président puisse être transmis, reçu, authentifié et exécuté en toutes circonstances. Et l’on peut imaginer que si celui-ci devait être donné, c’est que la situation serait singulièrement dégradée. Aussi, afin de garantir au président de la République qu’il pourra toujours donner un ordre non contournable, les armées s’appuient sur plusieurs forces en alerte et en particulier sur la présence à la mer en permanence d’au moins un snle chargé de seize missiles intercontinentaux équipés de plusieurs têtes nucléaires.
La crédibilité de la force océanique stratégique repose sur sa capacité à assurer cette permanence d’au moins un sous-marin en mer, totalement libre de ses mouvements, apte à tirer et indétectable. Pour le sous-marin, la grande priorité, c’est donc la discrétion absolue ; il doit la préserver coûte que coûte : personne ne doit pouvoir le détecter à aucun moment ! Il doit être invulnérable. En particulier, un État qui voudrait s’en prendre à nos intérêts vitaux ne doit pas pouvoir se débarrasser du sous-marin avant d’entreprendre une éventuelle action. L’invulnérabilité du snle est donc le premier pilier de sa crédibilité. Mais si personne ne doit pouvoir le trouver, tout le monde doit être persuadé qu’il pourra répondre à une attaque contre nos intérêts vitaux en mettant en œuvre son système d’armes si le président en donne l’ordre. C’est là le deuxième pilier, celui de l’endurance. C’est la capacité à rester au plus haut niveau de vigilance et de disponibilité technique pendant soixante-dix jours. Être à l’écoute et paré à exécuter un ordre, qui, selon toute vraisemblance, ne devrait pas arriver, tant la détermination de la France à se défendre et sa crédibilité pour le faire sont assurés. C’est là le troisième pilier, celui de la détermination. C’est par elle et par l’infaillibilité à mettre en œuvre l’arme que la dissuasion fonctionne, et que, finalement, cette même arme n’a que peu de chance d’être utilisée. Invulnérabilité, endurance et détermination sont les maîtres mots qui guident le commandant dans la conduite de sa patrouille et de sa mission.
Être invulnérable, c’est se jouer de tous les obstacles, garder sa liberté de mouvement et d’action. Concrètement, il s’agit de prendre toutes les mesures possibles pour éviter d’être détecté, y compris par des alliés et même par nos propres forces. Sous l’eau, dès que la patrouille commence, il n’y a plus d’amis, uniquement des importuns ou des menaces à éviter. Ainsi la patrouille peut apparaître comme une fuite permanente ou comme un gigantesque jeu de cache-cache. Disposant de capacités de détection hors normes qui lui permettent d’entendre sans être entendu et informé en flux continu de la situation maritime grâce à tous les capteurs de renseignement nationaux, le snle se fraye un chemin au milieu des embûches pour éviter les menaces. Et elles peuvent être nombreuses, surtout depuis que de plus en plus de nations mettent en œuvre des sous-marins modernes. C’est une vraie partie d’échecs à l’échelle de l’océan. Profitant des courants et des masses d’eau plus ou moins absorbantes, le snle se glisse en toute fluidité dans l’environnement et se place préférentiellement à tel ou tel endroit selon qu’il souhaite écouter ou disparaître. On peut dire qu’il fait corps avec l’océan : fluide comme lui, en mouvement, fondu dans l’élément liquide.
Mais c’est une chose d’éviter les menaces et c’en est une autre de rester totalement indétectable. Comment faire disparaître quatorze mille tonnes de ferraille abritant une centrale nucléaire tournant vingt-quatre heures sur vingt-quatre et cent dix hommes d’équipages, qui vivent, travaillent et se déplacent à bord ? Il faut tout d’abord réduire à sa plus simple expression la signature acoustique : toutes les ressources de la technologie ont été mises à profit pour réaliser l’absorption des bruits et la scrutation de toutes les anomalies. À la fin, il n’y a plus rien, à peine un soupir, moins de bruit qu’un écoulement d’eau. Mais pour ne pas être détecté, il faut aussi éviter qu’une opération anodine, comme revenir à l’immersion périscopique pour faire un point ou effectuer une transmission vers la terre, ne puisse révéler la position. C’est pourquoi toutes ces opérations sont proscrites pour un snle en patrouille. La navigation y est réalisée de manière totalement indépendante et discrète, et le sous-marin ne communique pas vers la terre. Il reçoit toutes les informations utiles à sa patrouille en restant en plongée, mais il n’émet pas. Toujours la tête sous l’eau, gardant ses problèmes pour lui et capable de les gérer en équipage.
C’est à cela que se mesure l’endurance, deuxième pilier de la crédibilité. Disposer d’une machine formidablement discrète et puissante ne sert à rien si elle n’est pas capable de tenir au long cours. Mais surtout, elle n’est rien si les marins qui la servent ne sont pas également capables de tenir dans la durée. C’est probablement le plus grand défi pour le commandant que de maintenir au plus haut niveau la performance des hommes et de la machine en assurant la cohésion et l’harmonie entre eux, et ceci pendant soixante-dix jours au moins. Conserver la disponibilité des équipements est certes un souci important, qui peut même aller jusqu’à donner des sueurs froides lorsque la petite fuite d’un jour devient la voie d’eau du lendemain. Mais cela reste une question technique qu’il y a toujours moyen de régler grâce à la qualité de conception ainsi qu’aux trésors d’ingéniosité et aux formidables ressources des marins. En fait, c’est bien l’équipage qui reste le cœur de la préoccupation du commandant : un bâtiment n’est rien sans les marins qui l’animent et lui donnent vie. Aussi le maintien de la vigilance, de la cohésion et de la combativité sur le long terme n’est possible que si le moral est au rendez-vous, et il arrive que ce dernier ne tienne qu’à un fil. Loin de sa famille et de ses proches, à la fois préservé des soucis du monde mais absent de tout, n’ayant la main sur rien de ce qui se passe à terre, le sous-marinier vit à un rythme propre avec des camarades qu’il n’a pas choisis. C’est là où la dimension collective doit transcender les soucis individuels. La sociabilité se déploie loin des réseaux sociaux et avec des choses simples, mais les liens n’en deviennent que plus forts lorsqu’il s’agit d’affronter les difficultés.
Pour sa vie personnelle, le marin a la possibilité de recevoir une fois par semaine quelques mots de la part d’un proche. Il le sait, ces mots sont savamment pesés, étudiés par d’autres à terre avant l’envoi, mais il les attend avec une pointe d’angoisse tout en sachant qu’il n’y trouvera rien pour l’inquiéter et qu’il ne pourra pas y répondre. Quelle émotion d’apprendre une naissance, mais quelles questions lorsque l’on se demande quelle est la frimousse du nouveau-né que l’on ne verra pas avant de longs jours. De l’autre côté, quelle angoisse d’attendre une nouvelle qui n’arrive pas ou que l’on espère ne pas avoir à découvrir au retour. Il faut toute la cohésion d’un équipage pour identifier les forces et les faiblesses de chacun, accompagner les bons moments comme les mauvais, et accepter les coups de gueule comme les coups de mou. Pour le commandant, avec l’appui de tous les cadres, il s’agit donc d’être attentif à tous ces signaux, d’écouter la machine et l’équipage vivre, afin de créer une harmonie permettant à chacun de donner le meilleur de lui-même. L’objectif est d’être capable de réagir ensemble sans fléchir lorsque ce sera nécessaire, qu’il s’agisse d’une réaction d’urgence à une avarie mettant en jeu la survie du bâtiment ou de l’exécution d’un ordre présidentiel.
C’est ici que se positionne la détermination, pilier de la crédibilité, qui s’enracine dans l’attachement profond au sens de la mission. Cela passe d’abord par une réflexion personnelle sur le sens de l’engagement, mais aussi par des entraînements quotidiens pour que tous les mécanismes soient en place pour chacun. Ne pas céder au doute, prendre le temps de forger son intime conviction et la partager avec tout l’équipage. Le commandant a un rôle essentiel pour expliquer les fondements de la mission au service de la défense ultime de notre pays. Il s’agit de donner du sens à chacune des actions effectuées à bord pour que chacun soit intimement persuadé que son action concourt à sa réalisation. Le cuisinier n’a pas moins d’importance que le barreur ou l’oreille d’or que l’ingénieur de quart. Partager sa détermination en équipage, c’est expliquer combien notre infaillibilité est nécessaire pour garantir la protection des intérêts vitaux de la nation. Il ne s’agit pas seulement d’être prêt soi-même et de prendre sur soi tout le poids de la responsabilité, même si de manière ultime c’est au commandant, avec l’appui du second, de le porter au moment des actions de décodage, mais il s’agit surtout d’amener tout l’équipage à se dépasser. Sur un sous-marin, comme sur tous les autres bâtiments, le commandant n’est rien sans son équipage.
Il existe cependant un domaine dans lequel le pacha peut vraiment être confronté à la solitude, c’est le domaine médical. Celui du dilemme entre la mission et la santé d’un marin. La question de l’urgence médicale absolue ne se pose pas : elle justifie bien évidemment une évacuation sanitaire pour laquelle des procédures existent. En revanche, dans le cas d’un symptôme pas très clair, que les moyens du bord ne permettent pas au médecin de diagnostiquer parfaitement alors qu’il n’a pas la possibilité d’appeler la terre pour consolider un avis, un doute s’installe qu’il faut trancher. Doit-on prendre le risque de révéler la position du bâtiment en réalisant une opération d’évacuation sanitaire pour un cas qui se révélerait en fait anodin ou doit-on rester en plongée au risque d’une décision irrémédiable pour la vie d’un membre de l’équipage, que même la mission de dissuasion ne justifie pas ? Dans ces moments, il faut toute la confiance qui a pu se constituer avant la patrouille pour prendre la bonne décision avec le médecin et le second. En fait, si la force de la dissuasion repose pour une large part sur la technique, elle s’appuie fondamentalement sur l’esprit des équipages qui la servent et sur leur détermination, alchimie subtile de caractère et de cohésion.
Voilà, tous les grands déterminants d’une patrouille sont posés. C’est assez simple en fait : il s’agit de conduire un monstre d’acier à la fiabilité éprouvée, bijou de technologie et de discrétion, armé par un équipage compétent et profondément dévoué à la mission, pour un grand voyage de soixante-dix jours au milieu de nulle part, préservé des tracas du quotidien et avec pour responsabilité d’assurer la défense ultime de notre pays. Pourtant, lorsqu’il franchit le goulet de Brest, avec la grande houle de l’Atlantique qui impose doucement son rythme aux mouvements du bateau noir et que les embruns salés frappent son visage avant de plonger, le commandant peut être pris de vertige devant l’immensité de l’océan et de sa mission… Dans quelle direction partir ? Il peut aller loin, très loin, ou bien près, tout près, libre comme les grands mammifères marins. Je laisse l’imagination de chacun voguer à son gré dans les immensités océaniques et c’est bien mieux ainsi, cela permet de ne trahir aucun secret.
1 Sous-marin nucléaire lanceur d’engins. En service opérationnel depuis 1972 pour le premier, ces sous-marins emportent les missiles nucléaires et assurent la permanence à la mer de la dissuasion.