Inflexions : À l’automne 2019, le musée du Design de Bois-le-Duc, aux Pays-Bas, a présenté une exposition intitulée « Design du IIIe Reich ». Son but : montrer à quel point le design a servi à véhiculer l’idéologie nazie. Elle a suscité un certain malaise : entrées contrôlées et difficiles à obtenir, absence de catalogue… Cet intérêt pour l’art nazi est-il pour vous un sujet d’étonnement ?
Johann Chapoutot : Cette exposition est une initiative intéressante, mais pourquoi ne pas faire de catalogue, qui permettrait un travail scientifique ? Peut-être que les organisateurs ont réalisé en cours de route la problématique et ont fait marche arrière, abandonnant l’idée d’une exposition ouverte. Elle présentait des objets courants, du design, produits sous le IIIe Reich. C’est un sujet sur lequel les historiens ont travaillé dans les années 1980. Étudier l’esthétisation de la violence du quotidien dans une dictature avait choqué à l’époque. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il est désormais acquis que le concours et le soutien de la population ont été obtenus par la séduction et par la conviction. Pour ce qui est de la séduction, les nazis ont déployé un gigantesque appareil de production esthétique, des cérémonies politiques comme Nuremberg jusqu’aux reconfigurations architecturales et la production d’un art ad hoc.
Inflexions : Selon vous, quel idéal de beauté constitue cet art ad hoc ?
Johann Chapoutot : Le nazisme se veut une révolution culturelle. On a beaucoup dit qu’il œuvrait à la création d’un homme nouveau. C’est faux. Les nazis ne veulent pas un homme nouveau : ils ont la nouveauté en horreur, c’est quelque chose qui les terrifie, contrairement au stalinisme ou au fascisme qui sont des cultures de projection vers la nouveauté, vers l’innovation, y compris en art. Chez les nazis, rien de tout cela. Pour eux, il faut revenir à l’origine. Il n’est pas question d’un homme nouveau, mais d’un homme régénéré. En art, c’est la même chose. Leur canon humain, c’est la sculpture grecque, l’origine de la race, la beauté éternelle, idéale, transhistorique. Pour eux, les Grecs étaient des Germains. De manière générale, les nazis avaient une appréhension très conservatrice, voire réactionnaire, de la production artistique, qui devait se borner à dupliquer des formes déjà consacrées par la tradition, que ce soit en sculpture, en peinture ou en architecture.
Inflexions : Les nazis avaient donc un idéal artistique figé, excluant ce qui était considéré comme dégénéré, dont les Juifs étaient l’incarnation ?
Johann Chapoutot : Les nazis emploient le terme entartete kunst : ce qui est dégénéré est ce qui est déchu, c’est-à-dire la production d’une biologie malade ou étrangère. La production artistique, comme toute production culturelle, de la médecine au droit en passant par la musique, tout artefact humain en fait, est le symptôme d’une biologie, la sécrétion d’un sang. La statuaire grecque ou l’œuvre d’Arno Breker sont l’expression d’un sang sain. L’expressionnisme, lui, avec ses chevaux bleus, ses visages déformés, ses arbres violets, est le résultat d’un sang malade : l’arbre est violet parce que l’artiste qui les voit ainsi est malade ; Picasso est malade car il voit des formes géométriques partout. Le jazz est une musique de « nègres » inaudible, au sens littéral du terme, par un esprit germanique. De la même manière qu’une cantate de Bach est inaudible pour un Juif ou un Noir !
Inflexions : Cette vision figée de la beauté avait-elle une importance politique majeure ?
Johann Chapoutot : La personnalité d’Hitler, qui se veut artiste et ne cesse de le dire, est très importante. Il n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il discute avec Albert Speer, lorsqu’il échange des croquis, commande des maquettes. Il a une vision de la beauté très « nouveau riche ». Une œuvre d’art doit témoigner de la créativité, donc de la santé d’une race. Il est important pour lui de montrer que l’art allemand est un art supérieur. L’art est en outre doté d’une vocation psychologique : il doit conduire les esprits, les âmes, les intelligences, les sensibilités vers le message nazi. De ce point de vue, beaucoup de hiérarques du régime sont des catholiques de tradition du sud : Himmler et Hitler sont des enfants de la Contre-Réforme baroque, qui a utilisé la sensibilité artistique pour amener les croyants à la foi.
Inflexions : Dans ce domaine de la beauté, le corps occupe-t-il une place particulière ?
Johann Chapoutot : Comme nous l’avons dit, l’idéal de la beauté physique, c’est la statuaire grecque. Ce n’est pas une idée très originale puisque Winckelmann le disait déjà au xixe siècle. Les nazis ne font que récupérer une tradition culturelle allemande. Sauf qu’avec la vision biologique nazie, la statuaire grecque devient le conservatoire de pierre de ce qui doit être la chair allemande. C’est le conservatoire de pierre de la beauté de la race. Hitler le dit explicitement lorsqu’en 1937 Mussolini lui offre une copie du Discobole de Miron. Visiblement très ému, il s’exclame : « Voilà, regardez cette beauté-là, cette beauté que nous devons incarner à nouveau et même dépasser. » 1937, un an après les Jeux olympiques de Berlin. « Nous avons montré au monde notre beauté, mais nous avons encore du chemin à parcourir. » Autrement dit, l’esthétique grecque, ce n’est pas seulement une question d’art pour l’art, mais un recours à l’émulation esthétique. En voyant la statuaire grecque, je vais transformer mon corps pour réincarner la race.
Inflexions : Hitler était plutôt loin de ce canon de beauté…
Johann Chapoutot : Quand on regarde des photographies retouchées, Hitler apparaît avec un visage très harmonieux, des yeux très clairs. Effectivement, du point de vue psychologique, on pense à Nietzsche : l’analyse du ressentiment. Aucun des hiérarques, Himmler, Goering ou Goebbels, ne ressemble à un apollon grec.
Inflexions : Et le corps nu ?
Johann Chapoutot : Le corps nu nazi est désérotisé – la pornographie est vue comme l’apanage de la dégénérescence juive. Il est totalement abstrait, sans signe de fatigue, sans pilosité… Que ce soit dans la statuaire, la photographie, le cinéma. C’est un corps de chair qui montre l’idéal à incarner. Le moment paradigmatique se trouve dans le prologue du film Olympia. Les dieux du stade, réalisé par Leni Riefenstahl, où, par un fondu enchaîné, le Discobole de Miron s’anime et devient l’athlète allemand qui lance le disque. Le passage de la pierre à la chair ; le lien entre la Grèce antique et l’Allemagne nazie qui redonne du sens. La course de relais de flambeaux inventée par Goebbels et Carl Diem, président du Comité olympique allemand, met en scène la flamme allumée à Olympie qui brûle désormais à Berlin.
Inflexions : Cette vision du corps a donc stigmatisé le corps des Juifs, contraints et exclus afin de ne pas révéler un écart visible ?
Johann Chapoutot : Vous avez parfaitement raison. Par les conditions de la ghettoïsation, avec un faible accès aux médicaments, à l’eau et à l’alimentation, les nazis vont produire eux-mêmes le corps juif dont ils ont besoin, qui va être abondamment photographié et filmé. Une mise en scène indispensable, car le problème du racisme nazi est que le Juif est indétectable, preuve supplémentaire de sa nocivité. Le ghetto est le lieu de la production de ce corps, signal qui va témoigner de l’altérité fondamentale biologique du Juif. C’est ce que montre le film Der ewige Jude (Le Juif éternel) que tourne Fritz Hippler dans différents ghettos de Pologne. Cela devait l’être également dans Ghetto, une œuvre qui n’a pas été menée à son terme en 1942 tant les images étaient insoutenables.
Inflexions : Leni Riefenstahl a été particulièrement encensée par Hitler. Les Jeux olympiques de Berlin qu’elle a filmés ont été la consécration de l’idéal de la beauté nazie.
Johann Chapoutot : Les Jeux olympiques de 1936 ont en effet été la vitrine du régime. Dès 1933, Goebbels avait plaidé pour que le Reich conserve leur organisation qui avait été confiée en 1931 au régime de Weimar. La biologisation et l’esthétisation de la race germanique y sont mises en scène : l’Allemagne en sort première au rang des nations (ce sont les premiers jeux où les médailles sont décomptées par nation) et la beauté du corps allemand est mise en valeur par le film de Leni Riefenstahl.
Inflexions : Comment la société allemande a-t-elle adhéré à ces messages d’idéal de beauté ?
Johann Chapoutot : Tout d’abord, il faut noter que l’idéal de beauté antique est un topos en Occident depuis la Renaissance. Ensuite, que ce même Occident connaît depuis le xixe siècle une véritable obsession eugénique : le Darwinisme social d’amélioration biologique. C’était d’ailleurs l’objectif de Pierre de Coubertin lorsqu’il a récréé les Jeux olympiques en 1896 ; en 1936, il n’a que des mots louangeurs pour Hitler qui réalise ce dont il rêve. Cette obsession eugéniste est aggravée par la Grande Guerre, ses massacres, cette peur de l’extinction de la race blanche, cette remise en cause de la défaite des Russes à Port-Arthur devant les Japonais en 1905, les mouvements de décolonisation. Bref, l’époque est obsédée par la dégénérescence de la race blanche. Un régime politique qui annonce qu’il faut être sain, fort et beau rencontre les fantasmes de vastes secteurs de la population allemande, mais également dans d’autres pays européens. Dans son discours, sa culture ou son idéologie, le nazisme est donc d’une banalité totale autant sur le plan du racisme, de l’antisémitisme, de l’eugénisme, du darwinisme social, de l’impérialisme ou du capitalisme.
Inflexions : L’exposition consacrée en 1937 à l’art dégénéré a-t-elle recueilli l’adhésion des visiteurs ?
Johann Chapoutot : Cette exposition, qui présentait six cent cinquante œuvres, a été un événement majeur de la politique culturelle nationale-socialiste. Les nazis y mettaient en scène leur combat pour éliminer la « souillure de l’étranger ». Cela a été un énorme succès : elle a été visitée par environ trois millions de personnes au cours d’une itinérance de quatre années en Allemagne et en Autriche. D’une part, elle flattait les préjugés, les stéréotypes habituels sur l’art contemporain, que l’on rencontre encore aujourd’hui : « Tout cela n’est que gribouillage et laideur. » Mais il faut d’autre part, ajouter que l’entrée était gratuite et qu’elle permettait de voir des œuvres expressionnistes rares que beaucoup appréciaient. Le public qui s’y est pressé était donc très hétéroclite, les raisons de la visite fort diverses.
Inflexions : Et alors qu’ils prônaient une beauté classique, les nazis achetaient à bas prix de l’art dégénéré…
Johann Chapoutot : Nombre d’œuvres ont été détruites, notamment dans de spectaculaires autodafés, mais beaucoup de spéculateurs ont acheté à vil prix des chefs-d’œuvre, voire s’en sont saisis par spoliation et ont accumulé des collections considérables, comme celle du marchand d’art Hildebrand Gurlitt, avec plus de mille cinq cents chefs-d’œuvre considérés comme perdus retrouvés chez son fils dans un appartement à Munich.
Inflexions : Les œuvres appartenant aux Juifs étaient-elles toutes considérées comme de l’art dégénéré ? Quel était leur statut ?
Johann Chapoutot : Les biens des Juifs forcés à l’émigration entre 1933 et 1941, puis déportés, étaient considérés comme propriété de la communauté du peuple, ce qui explique la popularité de la politique nazie antijuive. Lorsqu’une famille juive était expulsée d’un immeuble, un vide-grenier était organisé dès le lendemain, l’appartement était vendu à l’encan. Les œuvres jugées dégénérées étaient détruites ou sauvées par des spéculateurs, les autres étaient envoyées dans les musées du Reich, les collections privées de Goering, de la SS, ou vendues.
Inflexions : Cette conception nazie de la beauté, cette monopolisation de la signification de l’art par la politique, donc son aliénation totale, existe-t-elle dans tous les régimes totalitaires ?
Johann Chapoutot : L’instrumentalisation de l’art par la politique est un phénomène plurimillénaire dans nos civilisations. Octave Auguste l’avait déjà théorisée, Louis XIV s’y est adonné avec passion… Pour les nazis, c’est plus radical parce qu’ils estiment que l’art est un acteur politique majeur. Il sert à informer les masses. L’homme politique est lui-même artiste : Hitler se dit Kunstman, « modeleur » de la glaise du peuple dont il fait naître un corps, le corps du peuple. L’art fait de la politique et la politique c’est de l’art. Hitler était fasciné par Wagner ; il voulait que toutes les cérémonies nazies soient des chefs-d’œuvre totaux. David Bowie a d’ailleurs dit qu’Hitler était la première rock star !
Inflexions : Reste-t-il aujourd’hui quelque chose de la « beauté » de l’art nazi ?
Johann Chapoutot : Dans la vision que nous avons de l’art, je ne pense pas. Parce que le politique et l’artistique ont chacun repris leur autonomie. Les canons esthétiques nazis n’ont plus qu’une vie de collection nostalgique ou de marché. Arno Breker a fait l’objet de plusieurs expositions depuis la fin de la guerre, car des centaines de milliers de cadres nazis n’ont pas été dénazifiés. Il a d’ailleurs réalisé le buste officiel d’Adenauer ! Il est légitime d’interroger comment cette esthétique a pu avoir son efficacité politique.
Inflexions : Cette esthétique continue-t-elle à alimenter les projets d’extrême droite allemands qui se revendiquent comme néonazis ?
Johann Chapoutot : Je ne le pense pas. La culture néonazie des Européens est très faible, avec un idéal esthétique médiocre. On trouve seulement une symbolique rudimentaire : insignes, croix gammées, têtes de mort. C’est pour cela que cette exposition à Bois-le-Duc ne comportait aucun risque et qu’il est dommage qu’il n’y ait pas de catalogue.
Propos recueillis par Didier Sicard