Adolf Hitler n’eût pas existé sans son verbe. L’usage obsédant et cathartique qu’il en fit lors des sombres dramaturgies païennes du IIIe Reich afin de mettre d’immenses foules allemandes au service « d’une entreprise surhumaine et inhumaine » (Charles de Gaulle) a déjà fait l’objet de nombreuses études. Aussi n’est-ce pas aux grands discours théâtralisés que s’intéresse Éric Branca, mais à une autre forme de prise de parole du Führer, non moins efficiente quoique plus feutrée, exhumée par des soins attentifs d’un oubli profond, à savoir un peu plus de la moitié des trente entretiens accordés à des journalistes français, anglais et américains, tous soigneusement sélectionnés. Hitler, doté d’un sens aigu de la communication moderne, sut d’emblée que les médias des grandes démocraties valaient bien des divisions dès lors que l’on savait leur parler. L’exercice auquel il s’applique ici ne consiste donc pas à sidérer ses interlocuteurs, mais à les séduire et à les convaincre, afin de neutraliser à peu de frais les opinions publiques occidentales. Aujourd’hui encore, son habileté dans la pratique de la cause efficace confond l’entendement. Usant sans désemparer d’un cynisme effronté, protestant incessamment de sa volonté de ne pas recourir à la guerre, bannissant de façon éhontée toute référence à l’actualité pour ne privilégier que l’efficacité de son propos, Hitler met systématiquement le mépris du réel au service d’une dialectique destinée à imposer une autre réalité, propice à ses desseins. Il s’adapte aux circonstances du moment, sachant quand cela lui est nécessaire ne rien démentir des convictions primordiales qu’il a énoncées dans Mein Kampf, mais aussi mentir quant à ses intentions immédiates ou bien encore exposer clairement ses buts géopolitiques à long terme. La puissance de sa duplicité en dit long aussi sur ceux qui l’interrogent. Elle entretient chez eux un aveuglement pour le moins improbable. Les Français comme les Anglo-Saxons, tous satisfaits d’entendre ce pourquoi ils ont pris le chemin de l’Allemagne, abdiquent tout esprit critique pour s’abandonner à une naïveté si complaisante qu’elle en devient aussitôt coupable. Au moins les Anglais et les Américains peuvent-ils lâchement se savoir épargnés par les projets européens de leur interlocuteur. Dans le cas des Français, cette auto-intoxication, qui les rend disponibles pour tous les renoncements à venir, et, dans l’immédiat, les conduit à s’en remettre à cet optimisme béat que Bernanos dénoncera comme une « fausse espérance à l’usage des imbéciles », outrage bien plus dramatiquement l’intelligence. Une fois encore, des clercs – Abel Bonnard, Fernand de Brinon, Alphonse de Châteaubriant, Robert Chenevier, Jean Goy, Gustave Hervé, Bertrand de Jouvenel – trahissent sans grands efforts, en bonne conscience. Éric Branca livre un livre remarquable par sa conception et sa portée, qui nous invite à réfléchir. L’important chapitre intitulé « Hitler et la presse étrangère, histoire d’une fascination » doit être reçu comme une probante « pré-histoire » de la Collaboration. Surtout, la résonnance de ce storytelling si parfaitement maîtrisé, sinon inventé par Hitler demeure trop actuelle pour ne pas nous troubler. C’est que l’histoire ne cesse de se faire…