La conscience qui, dans son rapport au monde, perd son axe, à savoir la liberté, dérègle sa temporalité et se retrouve dans une situation de détresse. Pour une telle conscience, les événements, signes avant-coureurs de catastrophes, adviennent dans une accélération de l’histoire « sortie de ses gonds » : « Cette accélération soudaine de l’histoire, quand elle se produit, signe la défaite de l’action politique, qui doit alors se contenter de courir après les événements avant de sombrer avec eux ».
À la fois méditation sur la nature et sur les conditions de l’agir politique, et appel à l’action, le livre de Thérèse Delpech, L’Ensauvagement. Le retour de la barbarie au xxie siècle, s’adresse à un public très large, du spécialiste au lecteur amateur, en passant par l’individu impliqué dans le processus de décision. Mêlant intelligence, érudition et imagination, l’auteur dresse un tableau plausible et sans concessions de l’état actuel du monde, dans l’intention explicite d’aider la conscience contemporaine à dépasser le « vide spirituel » et la « tyrannie de l’actualité » qui la paralysent, et à renouer ainsi avec une intelligence de l’histoire, libératrice de projets pour l’avenir et enracinée dans le passé. Cela ne peut se faire, affirme Thérèse Delpech, sans une réflexion éthique : « La politique ne pourra donc pas être réhabilitée sans une réflexion éthique. Sans elle de surcroît, nous n’aurons ni la force de prévenir les épreuves que le siècle nous prépare ni surtout d’y faire face, si par malheur nous ne savons pas les éviter. Tel est le sujet de ce livre. »
À la suite de Schopenhauer, Thérèse Delpech envisage une situation idéale : se projeter dans l’avenir et, de là, regarder à travers un télescope la situation présente (Première partie : Le Télescope). Cette fiction idéalisante sert à illustrer un principe éthique fondamental : il faut que l’action politique conjugue sympathie pour le présent et responsabilité pour l’avenir : « Les qualités de jugement et de caractère ont toujours été les plus importantes en politique. Elles le demeurent. » L’image que le télescope nous donne à voir est troublante : le progrès technique des derniers siècles ne s’est pas accompagné d’un progrès moral, mais a vu au contraire le retour de la barbarie et de la violence. Les causes en sont multiples : dynamique de la passion égalitaire exacerbée par la mondialisation, qui produit de l’envie et du ressentiment à l’adresse de l’Occident et creuse un gouffre entre celui-ci et le reste du monde ; victoire du machiavélisme dans les relations internationales, subordonnant le bien et le mal au préférable et au détestable ; choix de la stabilité représentée par les gouvernements, ce qui fait naître un sentiment d’injustice et un désir de revanche de la part des peuples et des États ; triomphe d’une pensée technique, abstraite, au détriment de l’intelligence pratique et du sentiment moral.
L’expérience du télescope s’efforce de montrer que la tâche de la pensée politique est de « mettre de l’ordre dans le monde » et de saisir « l’intelligence de la durée ». Contre l’« abdication » de la conscience contemporaine face au temps, Thérèse Delpech met en avant « l’idée de liberté dans l’histoire », principe normatif d’un véritable agir politique : « Il est sans doute absurde de chercher à conjurer le retour des mêmes événements, car au sens strict l’histoire ne se répète pas, mais tenter d’éviter le retour de tempêtes de même ampleur est un objectif raisonnable. »
Une fois le télescope réglé, l’auteur le met à l’essai en le tournant successivement vers le passé (1905), l’avenir (2025) et le présent (2005). 1905 est l’année où se produit une série d’événements qui vont bouleverser le xxe siècle et qui sont autant de présages des cataclysmes futurs (Deuxième partie : 1905). Sur la scène internationale, c’est la première défaite occidentale face à une puissance asiatique (guerre russo-japonaise), la première révolution russe, la première crise marocaine entre la France et l’Allemagne, ainsi que l’émergence de deux nouveaux acteurs, les États-Unis et la Chine. 1905 est aussi l’année de la naissance de la modernité, avec La Théorie de la relativité d’Einstein, la première exposition des « Fauves » au Salon d’automne de Paris et les Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud. Si, à partir de ces signes, quelqu’un avait pu imaginer l’évolution des événements (Thérèse Delpech donne comme exemple les Regards sur le monde actuel de Paul Valéry), personne n’aurait pu, affirme l’auteur, imaginer Hitler. Pour l’apparition de cet « acteur imprévisible » il a sans doute fallu que certaines conditions sociales, politiques et culturelles soient réunies ; mais en soi cette apparition manifeste une part de contingence dans l’histoire, dans laquelle se loge la liberté : Hitler a certes existé, mais il n’était pas nécessaire.
Rétrospectivement, Thérèse Delpech définit le xxe siècle à l’aide de la notion de Herzelend (« tristesse du cœur »), qui désigne « une forme de mélancolie et d’affaiblissement de la partie émotionnelle de la nature humaine » qui paralyse la volonté. Le héros qui incarne le mieux cette passion tragique est le prince Hamlet, dont l’histoire personnelle prend une dimension paradigmatique pour l’histoire de l’Europe au xxe siècle. Et le xxIe siècle ?
Le second essai du télescope concerne l’avenir (Troisième partie : Le Monde en 2025). Il s’agit de déterminer par la pensée, en « raisonnant à partir du présent », l’évolution possible des signes que recèle l’actualité. Thérèse Delpech propose ainsi trois paris généraux sur l’avenir (continuation de la lutte contre le terrorisme international, prolifération des armes de destruction massive, tensions dans les relations sino-américaines) et plusieurs questions ouvertes. Comme pour la précédente partie, l’auteur tente de synthétiser son propos sous un concept général, d’où l’interrogation qui clôt cette troisième partie : « Le xxIe siècle sera-t-il le siècle de la peur ? »
Dans l’histoire, rien n’est pourtant joué à l’avance (Quatrième partie : Retour à 2005). Mais cela implique que la responsabilité politique est d’autant plus grande. Devant cette responsabilité, l’ambition qu’il faut cultiver est « celle de conserver en mémoire la possibilité toujours ouverte du retour à l’ensauvagement. » Qu’est-ce que nous révèle l’année 2005 ? D’abord l’entrée de la Russie dans une phase d’autodestruction, caractérisée par l’autoritarisme et la nostalgie de l’empire, et rendue possible par la « médiocre qualité des élites au pouvoir ». La levée de l’embargo sur la vente d’armes à la Chine, à l’initiative européenne, manifeste l’incompréhension face au nouveau « centre » de la politique étrangère : « Taïwan est l’Alsace-Lorraine du xxIe siècle ». Une troisième chose est la situation « aberrante » dans laquelle le monde se trouve face au régime nord-coréen et à son chantage, lequel semble avoir atteint, avec la menace atomique, ses limites. Les révolutions pacifiques en Europe de l’Est et en Asie Centrale, en particulier la « Révolution Orange » en Ukraine, reposent le problème du « choix des peuples » contre les gouvernements et de la « responsabilité de protéger » comme source de la légitimité et limite de la souveraineté des Etats. Face à ces défis sur la scène internationale, ainsi qu’à la menace terroriste, la question de l’unité de l’Occident se pose : y a-t-il deux Occidents, séparés par un gouffre au niveau des principes ? Faut-il opposer « pouvoir » américain et « faiblesse » européenne, ou doit-on au contraire voir l’Occident comme ses ennemis le voient, à savoir comme « un univers » ? Enfin, la crise iranienne et la menace nord-coréenne montrent en 2005 qu’il est nécessaire et urgent de repenser le nucléaire et la dissuasion dans un monde multipolarisé qui compte plusieurs acteurs nucléaires.
De cet essai de dislocation représenté par l’épreuve du télescope, l’âme humaine ressort « mise en pièces » (Épilogue). Si la déshumanisation menace notre survie, si la « tristesse du cœur » détermine notre rapport au temps, si notre siècle hérite d’un « siècle sans pardon », qui a commis un « crime contre l’esprit », tout espoir n’est pour autant pas perdu : « La résistance à la terreur n’est pas condamnée d’avance, et au siècle du mensonge, il arrive que la vérité relève la tête. »