Aumônier aux armées depuis douze ans, j’accompagne les militaires en métropole et sur les théâtres d’opérations extérieures (opex). En tant que pasteure, je suis partie à six reprises en mission pour des durées de deux à cinq mois – en moyenne, une opex dure quatre mois ; la plupart des régiments sont sollicités, comme désormais pour les opérations intérieures (opint). L’éloignement de leur foyer pour des temps relativement longs oblige les militaires ainsi que les familles à s’adapter. L’aumônier, qui n’a pas de responsabilité de commandement, se doit d’être présent auprès de tous, disponible et bienveillant. Où qu’il soit, sa spécificité le place en position d’accompagnant et d’observateur, ce qui fait de lui un capteur d’ambiance. Dans les lignes qui suivent, je livrerai mes observations sur le terrain et les réflexions que j’en tire.
Je commencerai par évoquer un souvenir, fort. Dans la vie normale, ce serait un épisode sympathique, sans plus, mais dans le contexte de l’Afghanistan pendant l’été 2010, je m’en souviens comme d’un moment rare. C’était à la fin de la journée sur le poste avancé (fob) de Tagab, dans la zone française d’observation située à l’est de Kaboul. La « popote » ouvrait à 18 heures. On pouvait y acheter du savon, des friandises, mais surtout boire une bière dans la baraque en bois ou dehors quand le soleil déclinait enfin. Bien plus que le goût de la bière fraîche à la fin d’une journée qui avait avoisiné les 40 ° c, c’est l’ambiance que je me rappelle surtout. Les militaires étaient heureux de se retrouver là pour partager un moment de convivialité après une journée harassante, au retour d’une mission dangereuse ou à la veille d’y aller. Au milieu des collines rocailleuses, dans un contexte de danger permanent, ces brefs temps de détente étaient des moments de grâce. Les jeunes soldats me parlaient de la cohésion, ce lien puissant qui les liait les uns aux autres. « On tient le coup grâce à elle », me disaient-ils. « Dans les opérations, on compte les uns sur les autres, chacun se sent responsable de la vie de ses camarades. » C’était la guerre, l’ennemi était proche, la mort rôdait. Au cours de cet été 2010, sept soldats français ont trouvé la mort en Afghanistan, dont deux à Tagab… Pour tous ceux qui vivaient là, il était vital de se concentrer sur l’essentiel et de maintenir cette précieuse cohésion. Tout au long de cette mission, sur les postes avancés de l’armée française, je n’ai jamais entendu parler de problèmes entre hommes et femmes.
Toutes les opex ne revêtent pas le même degré de dangerosité et nul ne s’en plaindra. Cependant, lorsque la vie n’est pas en jeu, les préoccupations humaines ordinaires retrouvent leur place. La sexualité en fait partie.
- Les relations avec la population locale
Même lorsque leur travail et leurs missions ne nécessitent pas de sortir du camp, les contacts que les militaires ont avec la population locale sont fréquents. L’entretien du camp et le nettoyage des vêtements sont le plus souvent assurés par des employés locaux. À proximité de la base, ou même dans son enceinte parfois, des artisans sont autorisés à vendre bijoux, tableaux, maroquinerie et autres souvenirs. Enfin, si les conditions sécuritaires le permettent, les soldats peuvent être autorisés à sortir, le week-end notamment. Des rencontres qu’ils peuvent faire avec des femmes du pays pourront naître de vraies histoires d’amour et c’est réjouissant. J’en ai été l’heureux témoin. Il s’agissait le plus souvent d’un militaire et d’une employée sur le camp. À son retour en France, il accomplissait les démarches administratives nécessaires pour faire venir sa fiancée, ou bien retournait dans le pays pour se marier et faisait ensuite venir son épouse. Malheureusement, toutes les rencontres ne sont pas aussi sentimentales. Les sorties dans certains bars, par exemple, pourront être l’occasion d’un autre type de relation. Pour éviter cela, avec toutes les conséquences que cela comporte, il est interdit sur l’ensemble des théâtres d’opérations extérieures d’avoir des relations sexuelles avec les autochtones.
- Mesures préventives
Pour faire respecter cette règle, le commandement multiplie les mesures préventives : obligation de sortir et de rentrer en groupe (à deux ou trois minimum) ; heure limite de retour obligatoire au camp ; quartiers de la ville et établissements autorisés soigneusement circonscrits ; informations sur les maladies sexuellement transmissibles largement délivrées, souvent par le médecin-chef lui-même, dès l’arrivée sur le théâtre ; consommation d’alcool, grand facilitateur de rapports sexuels non protégés, fortement réglementée. Malgré toutes ces mesures, des débordements peuvent se produire. On voit alors accourir au service médical des militaires inquiets, à qui on prescrira un traitement préventif d’urgence, au lendemain d’une soirée trop arrosée dans un bar où se trouvaient des filles. Parfois de jeunes femmes se présentent auprès des autorités du camp en expliquant que le père de l’enfant qu’elles portent est un militaire français. Vrai ou faux ? Ce sera au « légad », le responsable juridique, et aux gendarmes français présents sur le camp d’enquêter. Néanmoins, pour empêcher ces malheureux épisodes, il est un élément plus efficace, à mon sens, que l’ensemble des mesures préventives et des sanctions mises en place pour toute entorse au règlement.
- Exemplarité des chefs
En matière de commandement, rien ne vaut en effet l’exemplarité des chefs. Tous les chefs bien sûr, à commencer par les plus gradés. Aucune règle ne tient si elle n’est pas respectée par ceux qui l’édictent ou doivent la faire appliquer. Comment convaincre des hommes de boire avec modération et de ne pas céder aux avances de jeunes femmes payées pour cela si l’un de leurs supérieurs, quel que soit son grade, enfreint ces consignes ? Il faudrait que tous soient dotés d’un haut degré de maturité pour se conduire dignement si, les soirs de quartier libre, ils ont sous les yeux le spectacle d’un gradé en état d’ébriété ou en compagnie d’une personne aguichante. Certes, ce type de soldat existe, mais on ne peut exiger de tous la même force d’âme. On s’en doute, quand cela se produit, les effets peuvent être désastreux : non seulement les débordements auront tendance à se multiplier, mais l’ambiance sur le camp en pâtira gravement.
Outre l’indispensable exemplarité des chefs dans ce domaine, c’est leur état d’esprit qui sera déterminant. Lorsque le commandement a le réel souci des hommes et des femmes qu’il dirige, qu’il les respecte et agit dans leur intérêt, il en découle naturellement, du haut en bas de l’échelle des grades, une ambiance positive qui influera sur le comportement de tous. Une véritable cohésion constitue la meilleure prévention contre tous les débordements. Là où l’atmosphère est saine et où les soldats se sentent respectés, le besoin de sortir pour se changer les idées, jusqu’à se mettre en danger, est moindre.
- Les relations entre militaires
Contrairement à la règle qui interdit toute relation sexuelle avec des habitants du pays, rien n’empêche les personnels militaires d’avoir entre eux ce type de rapport. Certes, les conditions de vie en opex ne facilitent pas les choses : les militaires logent le plus souvent à plusieurs par chambre ou sous tente. Hommes et femmes sont alors séparés. Dans les chambrées, chacun essaiera de s’aménager un minimum d’intimité avec une cloison de tissu ou un paravent de fortune. On mesure donc toute la difficulté qu’aura un couple pour s’isoler. Néanmoins, des hommes et des femmes se rencontrent en opex et nouent des relations plus ou moins durables. Certaines ne dureront que le temps de la mission.
Si j’ai eu à connaître et accompagner des victimes de harcèlement sexuel en milieu militaire, je n’ai jamais eu à le faire dans le cadre d’une opex. Cela ne veut évidemment pas dire que ce phénomène ne s’y produit jamais. Mais j’entrevois deux raisons pour lesquelles je n’ai pas encore rencontré ce problème.
La première pourrait tenir à la place des femmes sur les théâtres d’opérations : elles y sont très minoritaires, en particulier celles qui sont en âge d’avoir des enfants. Dans cette catégorie, outre celles qui sont en arrêt du fait de leur grossesse ou de leur congé maternité, se trouvent aussi celles qui ne souhaitent pas partir afin de pouvoir s’occuper de leurs jeunes enfants. Il faut également mentionner le cas des mères qui aimeraient partir en opex, mais qui se heurtent à la réticence de leur conjoint, militaire ou non, parce qu’il n’est pas prêt à assumer seul pendant plusieurs mois la charge familiale. Pour toutes ces raisons, il est courant de voir la proportion de personnels féminins en opex très réduite par rapport aux taux de féminisation des armées sur le territoire national. Dans les équipes où l’on ne compte que quelques femmes, voire une seule parfois, j’ai pu observer que leurs collègues masculins adoptaient souvent un rôle protecteur, veillant à ce que les « féminines », terme consacré dans l’armée pour désigner les femmes, de leur section soient bien traitées. C’est un peu comme si les hommes se sentaient responsables du bien-être de leurs collègues femmes lorsque celles-ci sont en nombre très réduit et loin de leur foyer.
La seconde raison, c’est qu’il faut du temps et un vrai lien de confiance pour qu’une victime de harcèlement sexuel se décide à en parler. D’après mon expérience, plus le harcèlement sera traumatisant et plus il faudra de temps pour libérer la parole. Dans un cas particulièrement grave que j’ai eu à accompagner en métropole, la personne n’a pu se confier à moi que longtemps après le départ de son harceleur et parce que, me connaissant bien, elle me faisait confiance. Je ne suis jamais partie en opex avec les unités que j’accompagne sur le territoire national. Or la victime d’un harcèlement ne se confiera pas facilement au premier venu, fût-il aumônier, médecin ou autre personne “ressource » au sein de la hiérarchie militaire. Il faut avoir créé des liens dans la durée pour oser rompre le silence. Quatre mois, de ce point de vue, c’est trop court pour créer cette relation de pleine confiance.
- opex et vie conjugale
Tout militaire a entendu parler au moins une fois du cas où, au retour d’une mission, un collègue vivant en couple a trouvé l’appartement vide. Sa conjointe était partie sans le prévenir, emmenant parfois tout ou partie des meubles et vidant le compte en banque. Je ne dispose pas de statistiques sur ce sujet, mais c’est une situation dont on me parle régulièrement. Ces histoires sont si traumatisantes pour ceux qui les ont vécues et, dans une moindre mesure, pour ceux qui en ont été témoins ou en ont entendu parler, qu’à mon sens, tout militaire partant en opex se pose, au moins de façon théorique, cette question : sera-t-elle(il) encore là à mon retour ? L’état du couple va donc avoir une incidence considérable sur le moral et la qualité du travail du militaire. Des difficultés conjugales peuvent être un facteur de grande fragilisation. Avec la distance en effet, la gestion d’une relation compliquée est plus difficile : s’expliquer par mail, téléphone ou Skype, quand le réseau le permet, n’est pas aisé, sans parler de l’éventuel décalage horaire ou d’autres contraintes liées à la mission. Le militaire est inquiet, désemparé, en colère... Il n’est plus concentré sur son travail. Lorsque le commandement en a connaissance, il prend généralement la mesure du problème et, s’il le juge nécessaire, facilite un retour prématuré en métropole.
Même quand leur couple est stable, les militaires me parlent souvent de la période sensible du retour à la maison, de la difficulté à reprendre sa place dans le couple et dans la famille. « Elle s’est débrouillée sans moi pendant quatre mois, alors au début je me sens de trop, je propose mon aide, mais j’ai l’impression de gêner. » Je n’ai jamais entendu dire que la séparation avait renforcé les liens entre les deux partenaires. Au mieux, le couple ne subira pas de dommages du fait de la séparation, mais, à ma connaissance, il n’en retirera pas de bienfaits non plus.
Enfin, lorsqu’un couple est en difficulté, il n’est pas rare que l’opex déclenche la séparation définitive. Alors que le départ en mission de l’un des deux pouvait être envisagé comme un temps de réflexion pour les deux partenaires quant à leur avenir, une possibilité de « prendre du recul », les quatre mois de séparation agiront souvent comme des destructeurs des faibles liens qui subsistaient encore.
- Questionnements
- La protection des plus faibles
Lorsque la France déploie ses forces dans une zone d’opérations, que le pays d’accueil soit allié ou non, les répercussions économiques y sont souvent positives. En effet, le tissu économique local profite toujours dans une mesure plus ou moins large du déploiement de plusieurs centaines, voire milliers de militaires. Malheureusement, leur présence aura aussi tendance à renforcer les réseaux locaux de proxénétisme. Or plus le pays concerné est économiquement pauvre, plus on est en droit de s’interroger sur le libre choix des femmes employées dans les bars où les soldats peuvent être autorisés à se rendre ; des femmes jeunes, très jeunes parfois. Quel est le degré de responsabilité, même indirecte, de la France vis-à-vis de ces femmes pauvres, parfois mineures, utilisées comme prostituées ?
- La sensibilisation aux risques de fragilisation psychologique
Du fait de son contexte et de sa durée, une opex n’est pas un événement banal et peut être psychologiquement fragilisante. Du jour au lendemain, le militaire se retrouve loin de son contexte habituel, caserne, maison, conjoint, enfant quand il en a. Sur le plan matériel, il est entièrement pris en charge, logé, blanchi, nourri. C’est pourquoi, même si les journées peuvent être chargées, il a paradoxalement parfois plus de temps pour lui qu’en régiment. Sans y avoir été forcément préparé, il se retrouve alors brusquement face à lui-même, comme au temps où il était jeune et célibataire. Cela peut provoquer une sorte de crise existentielle. Beaucoup vont profiter de leur temps libre pour faire plus de sport ; d’autres vont se remettre à fumer. C’est un moindre mal à côté de ceux qui, quel que soit l’âge, vont saisir toutes les occasions pour « faire la fête ». Cette population-là se mettra facilement en danger lorsque les sorties dans les bars sont permises. D’autres, face à ce changement radical de vie, vont dresser un bilan personnel et/ou conjugal. Cela peut amener à prendre des décisions rapides, inconsidérées, qui engagent l’avenir.
Si l’on n’est pas prévenu de ce risque, je crois que l’éloignement du cadre quotidien peut être dangereux. Des militaires d’âge mur, au profil psychologique stable, bien établis dans leur vie professionnelle et familiale, m’ont confié avoir songé pendant la mission à changer complètement de vie, voire à quitter leur partenaire. Quelques semaines après leur retour, ils avaient réalisé la folie de leur projet. Mais d’autres passeront à l’acte : de retour dans leur foyer, ils annoncent à leur conjointe qu’ils ont rencontré quelqu’un et, dans certains cas, lui présentent même la « nouvelle » ! Si, pendant les temps de préparation de l’opex, une large information est délivrée sur les risques liés à la consommation d’alcool et sur les maladies sexuellement transmissibles, ne faudrait-il pas aussi prévoir une sensibilisation contre cette fragilisation psychologique liée au changement de vie ?
- La responsabilité du commandement
Je m’interroge aussi sur le bien-fondé de la diffusion de certains clips musicaux dans les salles de sport mises à disposition des militaires sur les théâtres d’opérations ; disons que ces courtes vidéos mettent en scène des femmes aux allures et aux tenues plutôt suggestives. On peut mentionner également les possibilités d’accès aux sites pornographiques sur Internet dans certains camps. Quel effet cela fait-il à ces hommes privés de leur amie/fiancée/épouse pendant quatre mois au minimum ? Est-ce une aide pour vivre l’abstinence ? Ou cela les incitera-t-il à fréquenter les établissements à l’extérieur où leur seront éventuellement proposées des relations sexuelles tarifées ? Il me semble que la responsabilité du commandement local est ici engagée.
- En conclusion
Vie militaire et sexualité, on le voit, sont deux réalités parfois difficiles à concilier. J’ai décrit des situations extrêmes et sensibles. Il est évident que nombre d’hommes et de femmes militaires chérissent leur partenaire et ne font rien qui mettrait leur couple en danger. Il est des couples qui s’aiment, heureusement, et lorsque les absences du conjoint se répètent, certaines épouses forcent mon admiration : des jeunes mères élèvent seules les enfants pendant de longs mois, préparent voire effectuent seules le déménagement de la famille lorsqu’au retour de mission le conjoint est muté dans une nouvelle garnison.
J’ai beaucoup parlé des opex. Il faudrait encore aborder les difficultés engendrées par les opint, dans le cadre notamment de la mission Sentinelle. Au fil de mes rencontres avec des soldats dans les gares, les métros et les sites touristiques de la capitale, j’ai si souvent entendu ces jeunes me dire leur inquiétude pour l’avenir de leur couple lorsqu’ils avaient déjà accompli six, sept missions, voire plus, de deux mois loin de leur foyer. Si, là encore, je ne dispose pas de statistiques, je peux simplement relayer la conviction exprimée par beaucoup, quel que soit le grade, que le taux de séparation des couples a augmenté depuis le déclenchement de cette opération.