Inflexions : Dans l’esprit des membres du comité de rédaction de la revue Inflexions, un territoire est occupé par une population, par des hommes qui, pour échanger entre eux, ont besoin d’une langue. Selon vous, existe-t-il une corrélation entre la notion de territoire et l’utilisation des langues par les hommes ?
Claude Hagège : Les exemples sont nombreux de nations qui promeuvent leur langue comme symbole de leur existence, et même de leur identité, mais qui n’ont pas pour autant de territoire dans le sens où elles n’ont pas de lieu sur lequel se soit érigée une autorité politique. Elles sont sur un territoire dans un autre sens, celui de l’étendue sur laquelle les gens habitent et vivent.
Deux exemples viennent rapidement à l’esprit : celui des Kurdes et celui des Tibétains. Ils possèdent un territoire si on entend par là une étendue géographique peuplée par une population qui parle une même langue. Ils n’en ont pas si, par territoire, on entend, au sens hégélien de l’État, une entité géographique qui sert de base à un État constitué. Ce cas est loin d’être isolé. Je le cite parce qu’il est bien connu et parce qu’il est topique. Il indique clairement quel est le problème de la relation entre territoire et langue : une frustration engendrée par l’absence d’une structure étatique, généralement associée à la notion de territoire.
Certes, ces communautés habitent sur un territoire, mais celui-ci ne bénéficie pas de pouvoirs politiques, d’institutions bâties et spécifiques, reconnues internationalement. Or la grande majorité de celles qui le sont, le sont à l’origine d’abord par leur langue. On peut naturellement s’insurger contre cette définition. On peut considérer que bien d’autres critères devraient être pris en considération. Mais l’expérience prouve que ce sont les langues qui donnent au territoire une réalité et que c’est à travers elles que les nations se revendiquent.
Ainsi, en 1620, lorsque les Habsbourg défont la noblesse bohémienne lors de la bataille de la Montagne Blanche, en réaction à la fameuse défenestration de Prague au cours de laquelle les envoyés de l’empereur ont été jetés dans la rivière, ils imposent la disparition de la Bohême en tant qu’entité politique. La seule chose qui permette à l’idée de Bohême de subsister en tant que nation, et ce jusqu’à la Première Guerre mondiale, c’est la langue. En d’autres termes, le tchèque, et dans une moindre mesure le slovaque, du milieu du xviie siècle jusqu’au xxe, est l’unique symbole national. Un symbole national qui n’est pas pour autant politique.
Inflexions : Vous dites que la langue est un symbole, mais n’est-ce pas avant tout un outil pratique ?
Claude Hagège : La raison pour laquelle je parle de symbole est qu’en Bohême, l’outil pratique a été mis en demeure de régression, et même d’extinction, par une très violente politique de germanisation. Cette dernière a eu pour conséquence de reléguer le tchèque dans les campagnes. Il n’est naturellement pas mort ; lorsqu’il renaît à l’occasion des revendications anti-Habsbourg du milieu du xixe siècle, l’entité nationale est avant tout une communauté de personnes qui parlent tchèque. Mais il s’agit d’une communauté parfaitement bilingue. Les Habsbourg ont néanmoins échoué dans la germanisation totale, dans la mesure où ils n’ont pas pu aller dans les campagnes interdire la pratique, au quotidien, de la langue tchèque ou slovaque.
Inflexions : N’est-ce pas ce qu’il s’est passé en France avec le breton par exemple ?
Claude Hagège : Dans le cas du breton, nous avons une situation plus complexe. En effet, lorsqu’Anne de Bretagne, par son mariage avec Charles VIII puis avec Louis XII, apporte à la France en apanage le duché de son père, il n’y a pas eu d’action militaire contre la Bretagne, encore moins pour extirper le breton. S’il en a existé une, elle a plutôt eu lieu au ixe siècle, à l’époque du roi Nominöé, qui a voulu imposer le breton à une partie de l’aristocratie locale qui était en train de l’abandonner au profit de l’ancêtre du français, lequel est devenu la langue romane connue sous le nom de gallo. Le gallo, terme méprisant dans la bouche des Bretons bretonnants, est issu de ce mouvement linguistique. Le breton gallo est un « résistant » à l’autorité « autonomiste » et bretonnante. Au xve siècle, à l’époque d’Anne de Bretagne, une partie de l’aristocratie bretonne envoie déjà ses enfants à l’école francophone. Un phénomène identique à celui qui s’est produit dans la Gaule romaine.
Donc le maintien d’une langue comme symbole d’identité associé à un territoire suppose l’existence d’un facteur capital qui est la transmission. Quand, en deçà même des entreprises annexionnistes d’un pouvoir central, les usagers d’une langue ne la transmettent pas, pour des raisons qui leur sont personnelles (prestige, possibilité de trouver du travail…), c’est le commencement de la mort de cette langue. Il ne suffit pas d’un territoire ; s’il n’y a pas transmission, la langue est vouée à l’extinction.
Inflexions : C’est ce que l’on a vu d’une certaine manière en Alsace ou en Flandre… C’est donc le problème de l’individu qui évalue son avenir en rapport à l’environnement de sa communauté d’appartenance. Cela pose la question des rapports entre la langue et le politique, puisque vous expliquez implicitement que la propagation d’une langue est proportionnelle à celle d’un pouvoir.
Claude Hagège : Oui. D’ailleurs, jusqu’aux accords de Maastricht (1992), la France a donné à la langue française un contenu profondément politique. Sous la monarchie, la langue française est la langue du roi. Sous la Révolution, elle est celle de la commune insurrectionnelle de Paris. En juillet 1794, on promulgue une loi aux termes de laquelle on condamne tout fonctionnaire ou agent du gouvernement qui, dans ses fonctions, aura employé une autre langue que le français à être traduit en correctionnelle, emprisonné six mois et destitué. Pourquoi ? Parce que c’est la langue de la nation française, laquelle est en train de se constituer en tant que république dans une Europe monarchique. Elle est le symbole d’identification. Sur ce point, la Révolution française est l’héritière extrêmement fidèle de la monarchie qu’elle a abolie. Elle donne à la langue une puissance qui est définitoire de ce qu’est la nation.
Nous arrivons alors à un autre sujet, celui de la normalisation. La promotion d’une langue à la position de miroir de l’identité d’une nation facilite les luttes d’affirmation nationale. Cette démarche, qui promeut un instrument d’expression d’une entité politique, pousse à le normaliser. Cela va à l’encontre d’un phénomène naturel de diversification et de particularisme de chacune des langues. Ce que veulent les détenteurs du pouvoir, c’est utiliser une langue qui puisse être comprise partout et par tous, et, en même temps, qui ne véhicule pas de contenus hostiles au pouvoir. Ainsi Barère déclare à la tribune de la Convention montagnarde en janvier 1794 : « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l’émigration et la haine de la république parlent allemand [alsacien], la contre-révolution parle italien [corse] et le fanatisme parle basque. » Quant à l’abbé Grégoire, son texte à la tribune de la Convention en juillet 1794 s’intitule « Rapport sur la nécessité d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française ». Pour lui, l’unité de la langue est une nécessité politique pour favoriser la circulation des idées révolutionnaires et… celle des marchandises.
Inflexions : Ne peut-on pas aussi y voir un souci d’ordre en reprenant l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » ?
Claude Hagège : Précisément, nul n’est censé l’ignorer. Encore faut-il qu’elle soit lisible ! Or pour cela il faut que l’on puisse parler la langue dans laquelle elle est écrite, que l’on soit capable de la lire…
Inflexions : Mais être capable de lire la loi dans une langue n’exclut pas de savoir en parler une autre...
Claude Hagège : Nous arrivons alors à la notion de bilinguisme national. Cette notion avait un avenir en France avant l’édit de Villers-Cotterêts (1539) qui en est une condamnation définitive, radicale et redoutable. La monarchie impose alors aux Français la langue du roi. Nous sommes dans le processus inverse à ce qu’il s’est passé en 842 lors du serment de Strasbourg : Charles le Chauve, roi francophone, et son frère Louis le Germanique, qui s’entendent aux dépens de leur frère Lothaire, s’adressent aux troupes de l’autre dans le langage de celles-ci ; Charles prête donc serment en tudesque et Louis en roman. Pour eux, l’essentiel est d’être compris par l’autre partie. La langue, ici, est en contradiction avec le territoire.
Inflexions : Ainsi, sur un même territoire et dans une même entité politique coexistent deux langues, celle des élites et celle du peuple. Ne trouve-t-on pas la même chose dans l’Angleterre médiévale ?
Claude Hagège : Effectivement. Le roi Henri V d’Angleterre est francophone. Il parle plus exactement le franco-normand. Il a cependant appris l’anglo-saxon, la langue du peuple. En 1415, à Azincourt, pour plus d’efficacité, il s’adresse directement à ses soldats dans la langue qu’ils connaissent, c’est-à-dire l’anglo-saxon.
Pour insister sur l’importance de la volonté de transmission de la langue, il serait utile de nous remémorer comment Rollon, dont descendent les rois d’Angleterre, a, imité par ses compagnons, abandonné le norois, sa langue maternelle. En s’installant en Normandie et après le traité de Saint-Cyr-sur-Epte (911), il prend une épouse normande et accepte l’évangélisation. Lui et ses guerriers n’ont désormais plus besoin de leur langue maternelle. En outre, imposer le norois, le transmettre et continuer à le parler, ce serait se couper de la population. Pour conserver l’apanage donné par Charles le Simple, l’élite guerrière doit s’assimiler, donc « oublier » sa propre langue.
Guillaume de Normandie, son descendant, aurait pu débarquer et régner dans une langue proche du saxon, mais la non-transmission du norois a fait qu’il parlait le franco-normand. Ce qui est intéressant à souligner, c’est que cette coupure entre l’élite dirigeante et le peuple a duré trois cents ans. Il s’agit de l’un des très rares exemples de longévité d’un divorce linguistique entre les masses et leurs autorités politiques. Parce que les masses ne sont pas bilingues, alors qu’il est dans l’intérêt de l’aristocratie de l’être.
Inflexions : Le bilinguisme est donc une richesse réservée aux élites...
Claude Hagège : Nous sommes alors en plein système féodal, qui est vertical. Le peuple n’a pas de rapport avec les gouvernants et n’a donc pas besoin de parler leur langue.
Inflexions : Comment, dans ces conditions, le gouvernant fait-il valoir sa loi ?
Claude Hagège : Par l’utilisation du latin, qui est une tierce langue.
Inflexions : L’Angleterre médiévale est donc un territoire trilingue, avec le franco-normand, le saxon et le latin, mais aussi une société composée de deux fractions qui sont unilingues.
Claude Hagège : Et pour revenir sur l’adage « nul n’est censé ignorer la loi », le peuple anglais est alors censé comprendre le latin. À propos de l’utilisation de la langue entre les élites et les masses, j’aimerais vous parler du monde arabe. On dit que lorsque les autorités politiques d’un pays veulent annoncer une mesure qui risque d’être impopulaire, elles se servent de l’arabe littéraire, utilisé par les élites et les personnes qui sont allées à l’école, parce que les masses, quant à elles, ne parlent et ne comprennent qu’un des arabes dialectaux. Un phénomène sur lequel vient se surimposer un reliquat de l’époque coloniale : dans les pays du Maghreb et du Machrek, il est parfois plus facile de s’exprimer et de se comprendre en français.
Inflexions : La langue sert donc à camoufler les idées.
Claude Hagège : Oui. Comme instrument de vie sur le territoire, la langue sert bien évidemment à la communication, mais elle peut aussi être utilisée comme un instrument de non communication. Aux antipodes de sa destination naturelle. Vous constatez que la corrélation entre un territoire et une langue est ainsi impossible à démontrer sur la durée. Une langue dépend des usages que l’homme en fait, des besoins qu’il a pour échanger, de l’environnement politique dans lequel il évolue. Une langue vit, se diversifie et parfois meurt. Elle échappe bien souvent à la notion de frontière ou de territoire. Il suffit de prendre le seul exemple du français avec son noyau européen (France, Wallonie, Suisse romande), son noyau québécois, son évolution africaine, qui échappe quelque peu à la normalisation, son utilisation fréquente par les élites arabes. Il existe en permanence une tension entre le territoire et la ou les langues qui sont pratiquées sur son sol. Une langue, c’est une forme de pensée. L’existence de langues multiples permet l’expression de pensées variées et favorise donc la liberté de pensée et la liberté tout court.
Propos recueillis par Jean-Luc Cotard