Avant que le septième sceau ne soit enfin brisé, le narrateur de l’Apocalypse voit une foule immense tout habillée de blanc. L’un des Vieillards qui entourent le trône explique : « Ceux-là qui sont vêtus de robes blanches viennent de la Grande Épreuve [dite aussi la Grande Tribulation] ; ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau… » Ils se tenaient auparavant sous l’autel. À l’ouverture du cinquième sceau, ils se sont mis à crier, rappelant qu’on les avait « égorgés à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu’ils avaient rendu ». Ils étaient morts, leur âme réclamait justice. « Et on leur donna à chacun une robe blanche, et on leur dit de patienter encore un peu, jusqu’à ce que fût au complet le nombre de leurs compagnons et de leurs frères qui doivent être, comme eux, mis à mort. »
Maintenant, tandis que l’Agneau ouvre les portes de l’éternité, il est presque impossible de compter ces gens qu’il s’apprête à mener aux sources de la vie et qui se pressent dans leur habit blanc en agitant des palmes. C’est qu’il en vient de partout, de ces défunts par violence qui autrefois pleuraient, assoiffés de la réparation promise, et qui se réjouissent aujourd’hui de leur libération. Vont-ils raconter comment ils sont morts ? Certes, leurs rangs comportent avant tout des martyrs de la foi, mais il doit bien y en avoir d’autres parmi eux, qui ont également rendu témoignage, sinon pour Dieu, du moins pour les hommes, et qui, à cause de cela, sont morts aussi, de toutes les façons possibles.
Certains ont été non seulement égorgés, tailladés, sabrés, mais aussi percés de projectiles, écrasés par les obus, soufflés dans les explosions de grenades ou de mines. Ils ont été tués à la guerre. Roland Dorgelès, ancien combattant de celle que l’on dit Première, dénombre près d’un million cinq cent mille de ces morts en quête de justice : l’effectif de cinq cents régiments. « Il faudrait onze journées entières et onze nuits, sans une pause, sans un instant d’arrêt, pour passer en revue ces cinq cents régiments. Une armée de morts plus longue que toute l’infanterie de France, si, au lendemain de la guerre, elle avait défilé1. » Ce cortège funèbre, un cinéaste l’a représenté à l’écran. Dans la première version de J’Accuse, celle de 1919, Abel Gance fait défiler, hagards, misérables et muets, les bonhommes qui n’aimaient pas le sobriquet de « poilus ».
Mais comment s’appelle donc, au premier rang, celui qu’un camarade doit soutenir tant il paraît faible ? Il est si maigre… L’une des manches de sa chemise (blanche) ballote sous son épaule. Elle est vide, il lui manque un bras... C’est Blaise Cendrars. Du champ de bataille il est rentré manchot. Le 28 septembre 1915, devant la ferme Navarin, un projectile l’a frappé ; il a fallu l’amputer du bras, le droit. Jusqu’à présent, le poète est comme paralysé ; il n’a pas pu reprendre son travail littéraire. Pourtant, son œuvre novatrice, avant 1914, inspirait Guillaume Apollinaire : en 1912, ce dernier, piqué au vif par le recueil des Pâques à New York qu’il lui avait adressé, a été obligé de répliquer ; il a composé Zone. L’année suivante, Cendrars a récidivé dans la grande modernité avec La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France… Tout cela est loin, désormais. Il ne subsiste que grâce à de petits travaux d’assistant de cinéma ; il a participé au scénario du film d’Abel Gance. Maintenant, il joue les figurants. Il titube avec la troupe des fantômes sortis de terre. Au moins n’est-il pas mort pour de vrai ; s’il a perdu une main, il a conservé la vie. Mais que reste-t-il de lui, outre ce corps mutilé au retour des tranchées ? Il ne peut plus tenir une plume : est-il encore en pleine possession de ses moyens ? À l’image du héros d’une nouvelle de l’auteur américain Jerome David Salinger qui traite du deuxième conflit mondial, For Esmé, with Love and Squalor (Pour Esmé, avec amour et abjection)2, est-il vraiment revenu de la guerre avec toutes ses facultés – intellectuelles, psychologiques, créatrices… – intactes ?
Il faut d’abord qu’il réapprenne à écrire. Il le fera désormais de la main gauche et de préférence en dactylographiant, mais il y parviendra. Il retrouvera la maîtrise des mots par lesquels une vie peut s’organiser et garder le sens qui la justifie : d’hier à demain, toujours en avant… Sauf que la route qu’elle emprunte, la vie, quelquefois s’inverse, se tord et change d’orientation. Elle conduit alors dans un étrange pays… Le problème vient de là : ce pays, c’est l’enfer et non seulement Blaise Cendrars mais des millions de combattants de la Grande Guerre – de toutes les guerres – l’ont vu, l’ont traversé ; ils ont ensuite raconté leur périple. Or l’enfer n’ouvre ses portes, théoriquement, que pour les morts et à ceux-là le retour est interdit.
Faut-il croire qu’il est possible d’aller en ce pays du non-retour et d’en revenir pourtant, à l’instar des deux amis que Picasso accompagnait le 2 août 1914 à la gare d’Avignon où ils allaient prendre le train afin de rallier le front, André Derain (1880-1954) et Georges Braque (1882-1963) ? Le peintre espagnol dira qu’ils « n’en sont jamais revenus », alors qu’en réalité tous deux ont bel et bien survécu à l’épreuve. Mais dans quel état ? Seront-ils par la suite semblables à ce qu’ils étaient au moment de leur départ ? Georges Braque, blessé à Carency le 11 mai 1915, a dû être trépané… Et ni l’un ni l’autre, dans leurs tableaux postérieurs, ne représenteront la guerre. En revanche, les écrivains survivants l’ont transcrite dans leurs livres. Ils ont voulu répondre à leur mission individuelle ou sociale : décrire l’expérience partagée, quelle qu’elle soit. La sombre étendue qui se déployait devant eux quand ils étaient debout en première ligne – ce no man’s land qu’ils contemplaient, sachant qu’ils allaient bientôt y pénétrer – la contrée ravagée qu’ils ont visitée, courant à leur cœur défendant sur le champ de bataille, ils l’ont donc mise en mots…
Nous nous proposons d’aller, grâce à leurs textes, en ce territoire normalement interdit aux vivants : celui de la mort. Nous verrons aussi, après Louis Crocq3, à quels précurseurs, non pas réels mais mythiques et qui ont accompli eux aussi ce périple hasardeux, ils peuvent se référer. Nous verrons enfin non pas comment ils ont réintégré leur monde habituel quand cela leur a été possible, mais plutôt ce que peut signifier l’écriture au bout du voyage : un métier de nouveau exercé, une possibilité de réparation, une salvation ? Ou bien… rien ?
- Avant le départ : du paysage au labyrinthe
En octobre 1916, le peintre Fernand Léger se trouve du côté de Verdun. À son ami et correspondant Louis Poughon il a dit que, ne pouvant pas peindre, il écrit « des lettres quelquefois de six pages ». Dans l’une d’elles, il brosse rapidement un paysage d’apocalypse que ne parcourent ni hommes ni âmes : « Je suis arrivé sur l’emplacement où avait dû être Fleury. Plus rien. Ni une pierre ni un bout de bois, des trous, de la boue, de l’eau dans les trous et des débris humains4. » De l’eau, il y en a tellement qu’à plusieurs reprises il a frôlé la noyade, pareil au camarade de Blaise Cendrars, Sawo, qui, en culbutant dans un fossé de drainage gonflé par la pluie, est passé un instant « du côté des morts »5.
Blaise Cendrars a attendu que se déroule une deuxième guerre pour se pencher de nouveau sur la première afin de la convertir en livre. Mêlant drame et truculence, il narre dans La Main coupée son équipée avec Sawo le gitan. Ils se sont portés volontaires pour aller ramasser les papiers et les plaques d’identité de morts fauchés depuis plusieurs mois par une mitrailleuse et laissés sans sépulture dans un champ inondé. Cette « prairie maudite » qui distille un sentiment de « solitude désespérée » s’apparente fort au « ténébreux marais des débordements de l’Achéron »6 qu’Énée, cherchant après la guerre de Troie à revoir son père Anchise, a traversé avec la Sibylle. On s’enfonce dans l’humus gorgé d’eau et mouvant, jusqu’à y perdre pied. La nuit est très noire, il est difficile de trouver son chemin. Plus les deux hommes avancent, plus s’éloigne la cabane vers laquelle ils se dirigent afin de s’y abriter…
Le risque est grand de s’égarer dans cet espace où, croyant atteindre son objectif, on ne dépasse pas le point de départ de sa progression. C’est le labyrinthe ainsi que le définit Marcel Detienne, « où l’on est pris au piège, où les détours, les sinuosités, les courbures s’enroulent sans fin, où l’aporie est énoncée par le télos [terme en latin] insaisissable »7. À ce labyrinthe caractérisé par son perpétuel retournement sur lui-même, le spécialiste de la mythologie grecque dénie cependant toute fonction initiatique de « catabase et cheminement dans l’autre monde ». Dans Ceux de 148, Maurice Genevoix ne procède pas autrement, en ce sens qu’il décrit la région qu’il arpente avec ses hommes, de la tranchée de la Calonne jusqu’aux Éparges, d’une façon neutre. Bien que de culture classique (la déclaration de guerre l’a surpris à l’École normale supérieure où il se préparait à l’agrégation de lettres), il évite toute interprétation qui renverrait à des contenus d’ordre mythologique. Ceux-là transparaissent entre les lignes. L’auteur étire même son écriture en une sorte de fil labyrinthique, adaptant sa narration aux méandres des layons forestiers sur lesquels errent des soldats contraints par les autorités militaires à revenir inlassablement sur leurs pas. Aucune issue propice ne conclut ce cheminement harassant : Maurice Genevoix est terrassé par une blessure très grave, quasi fatale. La mort désormais hantera toute son œuvre. Lorsqu’enfin, les deux marcheurs persévérants de La Main coupée atteignent la cahute abandonnée, trois cadavres semblent les y attendre et… « ces morts avaient chacun des limaces dans les orbites »9.
- Le voyage d’Orphée (et de quelques autres)
Le décor a été rapidement dressé, des hommes l’occupent, qui côtoient les morts. Ils essaient de ne pas se confondre avec eux. Sans doute ne souhaitent-ils pas vraiment s’agréger à l’armée des âmes qui, au lendemain de la grande épreuve, défilent en célébrant Dieu, leur sauveur, ou bien continuent à réclamer justice parce qu’apparemment elles n’ont pas été entendues. Malgré leur allure de spectres, ils veulent vivre. Le pourront-ils ? Ils sont les blessés sortis de la bataille infernale, ces anciens combattants au sujet desquels Antoine Prost10 a écrit de très belles pages, à la fois érudites et inspirées. Son ouvrage traite des rescapés de la Première Guerre mondiale, mais, évidemment, ces anciens combattants sont de tous les conflits. Le sous-officier que met en scène Salinger dans sa nouvelle Pour Esmé, avec amour et abjection a participé – l’auteur également – au débarquement de 1944 en Normandie. Est-ce par hasard que le narrateur, abordant la deuxième partie de son récit, préfère brusquement ne plus parler de lui qu’en tant que sergeant X, comme s’il ignorait son propre patronyme ? Si c’est effectivement le cas, il n’est pas le seul.
Tout débute bien longtemps avant la guerre européenne, au viiie siècle av. J.-C. vraisemblablement. Le roi Alkinoos, maître des Phéaciens, reçoit dans son palais un étranger qui refuse de dévoiler son nom. Il offre à cet hôte dont la prestance impressionne, outre la promesse de l’aider à rentrer chez lui, un repas que détaille le chant VIII de l’Odyssée. Bientôt, l’aède aveugle Demodocos se met à chanter. À son évocation de la guerre de Troie (car tout cela est déjà une affaire de guerre et le mot de traumatisme est bien de racine grecque), l’inconnu se met à pleurer. Il est, déclare-t-il, lui qui, pour fuir le Cyclope, s’était désigné comme « Personne », Ulysse, fils de Laerte. Redevenu quelqu’un, il peut enfin raconter son histoire. La parole de Demodocos l’a sauvé.
Des siècles plus tard, Siegfried, le personnage de la pièce de Jean Giraudoux (1882-1944) dont la première représentation a eu lieu le 3 mai 1928 au théâtre des Champs-Élysées, ne sait plus qui il est : « Un prénom suivi de son nom, il me semble que c’est la réponse à tout », se plaint-il. Il a perdu la mémoire. Au lendemain de l’Armistice, « soldat ramassé sans vêtements, sans connaissance », il s’est vu attribuer ce prénom par les Allemands qui l’ont recueilli. Mais il souffre d’ignorer ses origines véritables. Une jeune femme, Geneviève, lui révèle qu’en réalité il est Jacques Forestier ; Français, il peut rentrer en France. Le presque mort qui, habillé de noir, portait le deuil de lui-même, franchit la frontière – un bureau de douane – le séparant des entièrement vivants. Tout va bien… Dans une autre version de la pièce, une révolution éclate et voici la mort qui s’annonce, il faut lui ouvrir la porte : « Ouvre vraiment. Pour cette visite, il faut ouvrir la porte toute grande. L’instrument qu’elle porte est de travers. Elle ne peut passer… À deux battants… La voilà… Er ist gestorben ! » Il est mort… Qui est mort ? Jacques Forestier ou bien Siegfried ? Jean Giraudoux a été blessé deux fois, dans l’Aisne en 1914 puis aux Dardanelles en 1915, année durant laquelle il est considéré comme le premier écrivain français à avoir reçu la Légion d’honneur pour fait de guerre.
À cette liaison entre le nom oublié et la vie, peut-être, reconquise, Albert Erlande apporte sa contribution. L’écriture, dit-il, aide à renouer les brins rompus de son identité. Anglais par son père, il a rejoint la Légion étrangère en 1914. Un chapitre de son livre C’est nous la Légion11 relate comment, après un combat en Artois, on a ramassé un légionnaire anonyme : dépourvu de tout papier, amnésique... Il ne possède plus que ses carnets de notes. Un médecin lui conseille de rédiger quelque chose à partir de là : ses souvenirs lui reviendront peu à peu. C’est exactement ce qui se produit. L’homme sans mémoire et sans nom qu’on appelle « soldat La Légion » découvre qu’il est… Albert Erlande, blessé sur le champ de bataille de l’Artois.
Ulysse, quant à lui, d’où arrive-t-il ? De chez le dieu des Enfers, Hadès, auprès de qui Circé l’a envoyé. Il a rencontré les morts, évidemment. Les conseils de la magicienne, énumérés dans le Chant XI de l’Odyssée, lui ont permis de respecter les usages à suivre en de pareilles circonstances : verser trois libations (de lait, de vin et d’eau), saupoudrer le sol de farine (bise sinon parfaitement blanche), exécuter des sacrifices d’animaux (noirs : le blanc et le noir assurent un équilibre des forces)… Bientôt, Tirésias le devin (aveugle de même que Demodocos : tous deux ne voient que l’invisible) apparaît, qui le renseigne sur le chemin à suivre s’il veut réintégrer son foyer. Ulysse pourra quitter le monde souterrain et, après avoir passé la barrière que dressent les rochers de Charybde et de Scylla, parvenir chez les Phéaciens qui le mèneront jusqu’à Ithaque sain et sauf.
Ce voyage aux Enfers, dont traitent d’autant plus les mythes que « l’explication mythique […] cherche à expliquer l’inexplicable. C’est pour cela qu’elle est capable de réunir les contraires, par exemple la vie et la mort »12, d’autres l’ont accompli. Le poète anglais Robert Graves (1895-1985) les mentionne : « Des héros importants dans plusieurs mythologies ont, dit-on, triomphé de l’Enfer : Thésée, Héraclès, Dionysos, Odysseus et Orphée en Grèce ; Bel-Marduk en Babylonie : Énée en Italie ; Cuchulain en Irlande ; Arthur, Gwydion et Amathaon en Grande-Bretagne ; Ogier le Danois en Bretagne13… » On y ajoutera Gilgamesh, le héros babylonien.
Orphée est un personnage littéraire autant que mythique. Virgile développe son aventure dans le quatrième livre des Géorgiques, relatant les principaux épisodes de la descente (la catabase) du poète dans le royaume obscur, en quête d’Eurydice, morte piquée par un serpent. Par son chant, il parvient à charmer Hadès et Perséphone qui consentent à la lui rendre. Mais pourquoi, à l’instant où il va quitter avec son épouse l’empire des dieux funèbres, se retourne-t-il en dépit de l’avertissement qui lui a été donné ? Il la regarde ; il la perd à jamais. Pour le psychologue Paul Diel14, Eurydice est l’ombre du passé, un passé dans lequel Orphée aurait dû accepter de ne plus s’abîmer s’il avait voulu sauver, en sus de son amour, son âme. Il risque après cela de connaître le désespoir sauvage que n’ordonne plus le désir de création : le porteur de lyre sera mis en pièces par les Ménades.
Robert Graves n’approfondit guère le mythe d’Orphée. Pourtant, la confrontation avec Hadès le concerne directement. Capitaine lors de l’offensive de la Somme, il a été blessé le 20 juillet 1916, si grièvement qu’on l’a considéré comme perdu. Ses parents ont reçu la nouvelle de son décès. Une fois rétabli, lui-même écrira à plusieurs amis qu’il est mort le jour de ses vingt et un ans ; mort et ressuscité. Ayant franchi le fleuve Léthé, il a victorieusement affronté le vieux Rhadamanthe, juge des Enfers, et le chien Cerbère. Il en fait le sujet de son poème Escape : « But I was dead, an hour or more. » « Car j’étais mort, pendant une heure ou plus…» Puis il a réalisé que la poésie a la puissance d’un processus alchimique transmutant la matière : le verbe régénère l’existence et l’autorise à se poursuivre.
Cependant, et contrairement à ce qu’il suggère dans ses poèmes, Robert Graves se défend de toute interprétation de type symbolique quand il commente la mythologie. Il relie les récits de voyage outre-tombe à des spéculations aujourd’hui abandonnées, associant le rythme des saisons et la course du soleil dans le ciel à la royauté sacrée. Il affirme par exemple que Persée « n’était pas, comme le pensait le professeur Kerényi, une figure archétypique de la mort, mais représentait les Hellènes qui envahirent la Grèce et l’Asie mineure au début du second millénaire avant J.-C. »…
La théorie historique (et anthropologique) actuelle choisit de s’appuyer sur des faits plus tangibles. Elle ne prolonge pas l’approche du mythe que Charles Kerényi a revendiquée, qui marie symboles et psychologie des profondeurs. Vers 1939-1940, ce dernier a publié avec Carl Gustav Jung plusieurs études sous le titre Einführung in das Wesen der Mythologie (Introduction à l’essence de la mythologie). Tout en estimant en effet que « Persée a quelques traits communs avec l’Hadès », il considère que le royaume des morts dépeint par Homère est « privé de formes et de contours, sans lignes cohérentes » ; peuplé de défunts « volatilisés en une masse indéfinie, indifférenciée ». Dans l’Odyssée, les âmes ne sont par rapport aux vivants que des « images floues », contrairement aux revenants15. Ces derniers, quelle apparence ont-ils ?
- Des revenants sortant de terre
ou bien des blessés sauvés de la guerre ?
Les revenants appartiennent à diverses catégories. Au rebours des images horribles que véhicule le cinéma fantastique, ils peuvent se montrer bienveillants envers les humains. Ils se mettent à leur service, se transformant momentanément en habitants (décharnés) du monde sensible. Ainsi, les morts de J’Accuse (dans la version de 1938) répondent à l’appel au secours de Jean Diaz (interprété par Victor Francen). Afin de convaincre les peuples de ne pas se lancer dans une nouvelle guerre, tous se lèvent et sortent des grands cimetières. La caractéristique que partagent avec d’autres revenants ces fantômes de bonne volonté, même effrayants, est de constituer une foule. Parmi eux, se glissent, en surimpression, des têtes affreusement marquées : le cinéaste a filmé d’authentiques « gueules cassées » aux yeux pleins de détresse. Mais à l’opposé des âmes damnées de la Mesnie Hellequin qui jaillissent en bandes vocifératrices, ils défilent en silence. Seul crie celui qui les exhorte à manifester. Les artistes, les écrivains crient également. Certains d’entre eux, à la fois hommes et revenants, surgissent – littéralement – du sol.
En 1916, un peu avant de manquer se noyer dans un trou d’eau, Fernand Léger a été recouvert de terre à la suite de l’explosion trop proche d’un obus. La même année, au mois de mai, Georges Bernanos est précipité « sous une avalanche de terre fumante ». Toujours en 1916, dans la nuit du 24 au 25 juillet, le médecin et critique d’art Élie Faure a été enseveli par deux obus de 105 tombés sur le toit de sa cagna. Enseveli aussi, Louis Aragon l’a été à trois reprises par un bombardement, le 6 août 1918, en accomplissant sur le front son devoir de médecin auxiliaire. Cette expérience bouleversante irrigue leur œuvre à tous, de manière explicite (chez Élie Faure16) ou bien comme la secrète articulation d’une longue réflexion sur la mort, à laquelle Bernanos ajoute la question du salut par la foi tandis qu’Aragon (pour qui le même salut procède plutôt du Parti communiste) s’interroge dans un poème daté d’août 1918, Secousse, où l’on distingue en filigrane le problème du nom : « Hop l’univers verse Qui chavire L’autre ou moi ? » L’autre ou moi…
D’autres écrivains, journalistes ou témoins évoquant d’autres guerres, ainsi celle d’Indochine, relatent un épisode d’enfouissement très proche, cette fois, de celui qu’a vécu un prédécesseur fameux, proprement littéraire : le colonel Chabert « mort à Eylau » en 1807. Très grièvement atteint par un coup à la tête, le héros balzacien a été hâtivement jeté dans une tombe collective. Quand il a repris connaissance, il s’est heurté au « vrai silence du tombeau ». Il a fallu, pour se dégager de ce « fumier humain »17, qu’il s’aide du bras coupé d’un soldat enterré à ses côtés. Paul Bonnecarrère18 et Erwan Bergot19 rapportent le sinistre incident du même genre dont est victime en 1954 un légionnaire : parachuté à Diên Biên Phu afin de rejoindre les ultimes défenseurs du camp assiégé qui va tomber le 7 mai, il chute malencontreusement dans une fosse emplie de morts. L’explosion d’un obus lui évite l’engloutissement par « la masse visqueuse » des corps en décomposition. Or se réveiller enfoui au fond d’un tombeau sans savoir si l’on réussira à s’en extraire, respirer, bouger au milieu de cadavres auxquels on n’est pas sûr de pouvoir échapper, n’est-ce pas le cauchemar absolu ? Car en étant matériellement immergé, bien que vivant, dans la pourriture de la mort, on plonge dans une angoisse irrévocable, procédant de la confusion qui s’opère entre deux règnes dont on préférerait qu’ils demeurent radicalement distincts : la vie et la mort. Une rencontre avec cette dernière doit normalement s’accompagner de rites visant à empêcher cette compénétration.
Circé, compatissante, a voulu aider Ulysse à éviter toute proximité dangereuse avec les défunts. Elle lui a donné un conseil : « Du long de ta cuisse, tire ton glaive à pointe, pour interdire aux morts, à ces têtes sans force, les approches du sang20 », le sang étant celui des sacrifices. Le fer qui tranche amplifie le rite propitiatoire. Il instaure entre les vivants et les morts une ligne que ces derniers ne peuvent franchir. Ainsi, Énée tel que Virgile le présente, entame tout armé son voyage infernal, ce que Jules Michelet rappelle en 1869 dans la préface à sa monumentale Histoire de France : « Des sages me disaient : “Ce n’est pas sans danger de vivre à ce point-là dans cette intimité de l’autre monde. […] Faites au moins comme Enée, qui ne s’y aventure que l’épée à la main pour chasser ces images”. »
Il faut donc tenir à distance les « transis », les trépassés, sous peine d’être submergés par eux. Les anciens combattants ont bien dû s’y employer, puisqu’ils vivent. Mais à la question déjà posée – dans quel état ? –, il n’est pas possible de répondre de façon positive : le traumatisme est là, qui bloque le cours normal de l’existence. Le sergeant X de Salinger est frappé de sidération nerveuse et mentale. Coupé de ses émotions, il ne ressent plus rien. Lui qui cite Dostoïevski éprouve la « torture d’être incapable d’aimer ». Par ailleurs, des misères physiques restreignent ses activités. Il voulait dactylographier une lettre « mais ses doigts tremblaient tant, à nouveau, qu’il ne réussit pas à glisser correctement la feuille sous le rouleau ». Il ne supporte ni les bavardages d’un camarade ni les souvenirs que celui-ci a voulu égrener et qui auraient pu le renvoyer, s’il n’avait mis fin à la conversation (« Je ne veux plus en entendre parler, Clay »), à un moment du combat où la mort d’un chat, victime dérisoire, équivaut à la mort de l’innocence.
Les souvenirs, lorsqu’ils se rattachent à un événement catastrophique, sont dangereux : ils font courir le risque de s’engluer dans le passé. De toute façon, ils ébranlent les digues édifiées contre la peur. Si elles s’effondrent sous leurs coups de boutoir, l’esprit se perd dans le flot des émotions incontrôlées. Cependant, contre les uns et les autres – les morts, les souvenirs qui sont des morts sous d’autres formes –, il existe des armes efficaces autant que l’épée : les mots. La psychanalyse a confirmé ce pouvoir que les religions soulignaient déjà. Mais que disent ceux qui sont arrivés devant les gardiens des grandes portes, les passeurs vers l’autre monde, les juges suprêmes, l’assemblée des ombres… puis sont revenus parmi les vivants ? Que disent-ils quand ils se saisissent d’une feuille de papier et d’un crayon, ou d’une machine avec des touches ; quand leurs mains cessent de trembler et qu’ils peuvent enfin écrire ? Eh bien, tout simplement, qu’ils sont prêts à descendre dans l’Hadès de la mémoire. Retourner là-bas ? Ils veulent se saisir du souvenir des morts et, ce faisant, hâler ces derniers. Ils les ramèneront à l’air libre. Le romancier américain Tim O’Brien, dans The Things they Carried (À propos de courage, 1990), énonce clairement à cette occasion la valeur de l’écriture : « Les histoires peuvent nous sauver. […] Dans une histoire, qui est à peu près l’équivalent d’un rêve, les morts sourient parfois et s’assoient et reviennent parmi les vivants21. » Ces morts, il les a fréquentés lors de la guerre du Vietnam : c’étaient ses camarades. Dans la nuit saturée de menaces ennemies, ils se sont métamorphosés en fantômes ; ils ont disparu. Il veut les ressusciter. Il devient écrivain.
Écrire, vraiment ? À l’origine, la parole, portée par la poésie, est orale. En ce qui concerne les Grecs, on considère généralement que c’est Homère qui a, le premier, effectué la jonction entre la tradition purement verbale et l’écrit. À celui-ci, il est fait allusion, bien que de très loin, à la fin de l’Odyssée. Tandis qu’Ulysse s’apprête à massacrer les prétendants à la main de Pénélope, au trône et à ses richesses, dans le chant XXI, Télémaque ordonne que l’on ferme les portes du palais. Un « câble de byblos »22 les maintiendra hermétiquement closes, « un byblinos » dit Pierre Vidal-Naquet en précisant que ce câble, qui provient de Byblos, en Phénicie, est tressé en fibres de papyrus, avec lesquelles on confectionne… les premiers livres.
L’écriture représenterait donc la solution parfaite pour restituer la vie aux défunts en luttant contre l’oubli… Divers arguments s’opposent à cette affirmation. Tout d’abord, Platon : il doute de l’efficacité de l’écriture. Dans Phèdre, Socrate critique cette invention que le dieu Teuth a concédée aux hommes. Elle « aura pour résultat, chez ceux qui l’auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire »23. La connaissance risque de s’amoindrir si, accordant trop de crédit à la conservation des savoirs par les documents, on ne garde plus rien en mémoire. Bien sûr, on peut rétorquer que ce principe ne s’applique pas aux disparus. C’est au néant, cette grande obsession de Bernanos ou de Cendrars, que l’on tente de les arracher. Ils continueront à exister au moins dans les bibliothèques. En revanche, oublier… Mais n’est-ce pas ce que souhaitent parfois ceux qu’on sauve de l’Enfer ? Se remémorer peut-être mais non revivre ; ne garder du passé que ses contenus les moins susceptibles d’endommager un équilibre psychologique fragile, continuellement secoué par les réminiscences douloureuses. Celles-ci, mieux vaudrait les insérer dans un récit oral plus souple et qui peut évoluer au gré des auditeurs, sans autre prétention que de rapporter quelques événements concrets. La nécessité des témoignages n’est jamais contestée. Même approximatifs, ils favorisent la construction de la science historique. Tout le monde en convient… sauf Charles Péguy (1873-1914). Lui qui semble avoir perçu bien avant qu’il n’éclate nombre des questions que posera le conflit au début duquel il est tué (le 5 septembre à Villeroy) met en cause « les témoignages des survivants »24 : en y accordant trop d’importance, on s’éloigne de la vérité des hommes qui seule importe, bien qu’elle soit difficile à cerner.
Le voyage jusqu’au bout de l’enfer permettrait-il, à condition que l’on gagne ensuite un endroit plus clément pour en parler, de la situer plus justement, cette vérité ? Elle est prisonnière de la souffrance. Mais la parole délivre de la souffrance. Telle qu’elle se pratique dans la cure psychanalytique, elle apporte son concours aux esprits dévastés. Telle qu’elle se dévide, écrite (on y revient) à travers les pages, sur les feuillets d’un livre, la parole contribue à l’élaboration d’un monde où la mémoire s’apprivoise et s’épanouit. Elle creuse une place afin d’y enraciner les souvenirs, hurlants, brûlants, terrifiants ; tous les souvenirs. Dans l’univers qu’elle crée, à la fois réel et imaginaire, vivre est de nouveau possible, sinon facile, avec ces souvenirs, pour eux ; contre eux, éventuellement. Mais comment la parole, fût-elle malaisée, la parole écrite, parlée, gribouillée, balbutiée, comment procède-t-elle ?
Elle aide d’abord à circonscrire, en la nommant, cette souffrance qu’elle prétend apaiser et dont l’une des formes, rendue indubitable au terme d’une si longue route, s’appelle la souffrance du retour. On n’en connaît bien que l’aspect édulcoré d’un regret, assez vain quoique lancinant, du pays natal : la nostalgie, qui signifie que le retour désiré au lieu de sa naissance demeure hors de portée, peut-être à jamais. Ce territoire interdit, pour qui rentre des Enfers avec la cohorte des « évadés de la mort » – tels que Janine Altounian qualifie les rescapés des génocides25 –, c’est le pays des vivants. Mais à première vue, revenir en ce pays des vivants ne paraît pas totalement chimérique. Il suffit de frapper à la porte, de donner, ou pas, son nom, l’accueil est amical. Le voyageur se débarrasse des vieilles guenilles qui le couvrent. Satisfait de susciter l’intérêt des gens qui se regroupent autour de lui (un auditoire, des lecteurs), il va raconter une histoire…
Blaise Cendrars raconte. Il raconte comment le « matricule 1 529 » obtient une permission : « Je m’avançai. C’était moi le 1 529. J’avais de la veine »... Il va prendre un billet pour Paris. Mais qui est ce matricule 1 529 ? Blaise Cendrars, de son vrai nom Frédéric Louis Sauser, s’est engagé le 8 septembre 1914 dans la Légion étrangère avec le numéro de matricule 32 893… Une page avant cela, il évoquait « le cri le plus affreux que l’on puisse entendre […] “Maman ! Maman !...” que poussent les hommes blessés à mort qui tombent et que l’on abandonne entre les lignes […]. Et ce petit cri instinctif qui sort du plus profond de la chair angoissée est si épouvantable à entendre que l’on tire des feux de salve sur cette voix pour la faire taire, pour la faire taire pour toujours… »26.
Que la voix du mort cesse si brutalement de retentir, personne ne s’y attendait. Est-ce obligé ? Mais qui doit la briser ainsi sans rémission ? Va-t-elle s’éteindre définitivement ? Ce serait en contradiction avec tout ce qui a été avancé sur la parole fondatrice. Répétons seulement avec Pierre Brunel que « l’explication mythique […] est capable de réunir les contraires, par exemple la vie et la mort ». Et le mythe dit qu’après que les Ménades eurent démembré Orphée, la tête coupée du poète (ce pourrait être la main coupée d’un écrivain) a continué à prononcer un mot, un seul, infiniment chanté : Eurydice.
1 Roland Dorgelès, Bleu horizon : pages de la Grande Guerre, Paris, Albin Michel, 1949.
2 Jerome-David Salinger (1919-2010), Nouvelles [1948-1953], trad. de l’américain par Jean-Baptiste Rossi, Paris, Robert Laffont, 1961.
3 Voir, parmi de nombreux autres articles, « Le Retour des Enfers et son message », Stress et Trauma, 2000, pp. 5-19.
4 Fernand Léger, une correspondance de guerre à Louis Poughon, 1914-1918, éd. par Christian Derouet, Paris. Cahiers du musée national d’Art moderne, 1997, p. 66.
5 Blaise Cendrars, La Main coupée, Paris, Denoël [1946], rééd. « Folio », Gallimard, 2007, pp. 184-193.
6 Virgile, Énéide [29-19 av. J.-C.], livre VI, trad. par André Bellesort [1962], Paris, Livre de poche, 1967, pp. 193-227.
7 Marcel Detienne, L’Écriture d’Orphée, Paris, Gallimard, 1989.
8 Maurice Genevoix, Ceux de 14 [Flammarion, 1950], rééd. Le Seuil, « Points », 1996.
9 Blaise Cendrars, La Main coupée, op. cit., p. 193.
10 Antoine Prost, Les Anciens Combattants et la société française, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.
11 Albert Erlande (1878-1934), En campagne avec la Légion étrangère, Paris, Payot, 1917 ; 2e éd. C’est nous la Légion, Paris, Éd. de France, 1930.
12 Pierre Brunel, introduction à Mythes et littératures, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1994, p. 8.
13 Robert Graves, Les Mythes grecs, [Greek Myths, 1958], Paris, Fayard, 1967, rééd. « La Pochothèque », 2002.
14 Paul Diel, Le Symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1966.
15 Carl Gustav Jung, Charles Kerényi, Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1980, pp. 174-178.
16 Élie Faure, La Sainte Face, Crès, 1918 ; nouv. éd. avec Lettres de la Première Guerre mondiale, par Carine Trévisan, Paris, Bartillat, 2005.
17 Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, 1832-1844.
18 Paul Bonnecarrère (1925-1977), Douze légionnaires, Paris, Fayard, 1974.
19 Erwan Bergot (1930-1993), Les 170 jours de Diên Biên Phu, Paris, Presses de la Cité, 1979.
20 Homère, Odyssée, trad. de Victor Bérard, Paris, lgf, 1960.
21 Tim O’Brien, À propos de courage, Paris, Plon, 1992, rééd. « 10 18 », 1993, p. 295.
22 L’Odyssée, op. cit., p. 365.
23 Platon, Phèdre, trad. par Léon Robin, Paris, Les Belles lettres, 1966, p. 88.
24 Charles Péguy, Clio, Paris, Gallimard, 1932, p. 242.
25 Janine Altounian, « Sur l’hébergement psychique », L’Inactuel n° 7, printemps 1997, pp. 59-75.
26 Blaise Cendrars, op. cit., pp. 429-433.