L’interrogation se veut ici un contrepoint à l’article de Thierry de La Villejégu, lequel, émanant d’un père d’un enfant handicapé, est évidemment touchant. Il véhicule cependant des ambiguïtés troublantes en oscillant entre la singularité d’une vie familiale orientée par le handicap et un certain militantisme visant à vilipender ceux qui, confrontés à l’annonce-diagnostic du handicap de l’enfant à venir, choisissent d’interrompre la grossesse.
Comme thérapeute familial amené à rencontrer assez souvent des familles ayant un enfant déficient, je me pose régulièrement la question de leur détresse, de leurs souffrances et aussi de leur capacité à mener malgré tout une vie harmonieuse, enrichissante. Mais je ne me suis jamais posé la question de leur courage. Le courage me paraît référé à un langage normatif, teinté de moralisme. Il y a les courageux et les déçus, les forts et les faibles. On est vite renvoyé à un jugement de valeur. Et quand, de surcroît, on y adjoint l’idée de héros, on se retrouve à penser à des exploits extraordinaires, souvent réalisés pour les autres et même parfois malgré eux, pour les sauver, dans un élan de générosité au service de la collectivité.
Pour ma part, je reçois des familles ordinaires. Tout l’enjeu pour elles, comme pour la société, est précisément d’intégrer le handicap dans cet ordinaire. Ces familles vivent des relations et des sentiments d’une grande complexité, où se mêlent des émotions contradictoires ; la douleur, la culpabilité, la honte, l’impuissance se côtoient. Certains déclenchent un processus de résilience. Mais d’autres, dans la même famille, sont susceptibles de s’effondrer.
De toute façon, l’annonce-diagnostic déclenche chez les parents une douleur jamais éliminée, quelle que soit finalement l’issue donnée à la grossesse. Une mère de mes connaissances a pu pendant vingt-cinq ans paraître forte et courageuse, résolue, ne s’accordant jamais un moment de défaillance. Et puis un jour, dans un moment inattendu, en public, elle s’est effondrée. Ce que l’on nomme courage risque bien d’être semblable à l’eau d’un lac, calme en surface tandis qu’en profondeur se jouent des drames, la lutte pour la vie, et que des êtres se dévorent les uns les autres.
Quand, lors de l’annonce-diagnostic, les parents (j’aime mieux dire les parents plutôt que la mère) indiquent « Docteur, nous le gardons », il n’y a là rien de triomphal, rien qui puisse à proprement parler signifier l’entrée dans une aventure extraordinaire. Garder l’enfant est-il un acte visant « l’objection de conscience opposée aux mœurs et usages de notre temps » ? Il y a alors grand danger d’instrumentalisation d’un enfant servant désormais la cause dont son parent se fait le héraut.
Est-ce un courage de garder l’enfant que l’on sait porteur d’une anomalie ou est-ce une réponse à la culpabilité qu’il y aurait à ne pas le garder ? « Garder l’enfant » n’est plus alors un acte revendicateur, mais plutôt le moyen d’éviter l’étreinte de la culpabilité qui accompagnerait le terme mis à la future existence !
Est-ce un courage de garder l’enfant ou n’est-ce pas plutôt parfois le résultat d’un déni de la réalité, d’une inconscience des épreuves à venir, l’entretien à tout prix de l’illusion de l’enfant dont on rêve et dont on refuse de voir vraiment ce qu’il sera ?
Est-ce du courage de garder l’enfant ou, parfois, la prétention qu’on sera plus fort que tout, en présumant de capacités qu’à la vérité on n’a pas pour mener un enfant handicapé vers une vie heureuse ?
Fait-on preuve de courage ou d’égoïsme à garder un enfant futur handicapé par bravoure personnelle, sans plus se soucier du courage qu’il faudra cette fois-ci à l’enfant lui-même pour affronter le regard des autres ? Aura-t-on la santé, la robustesse pour faire face ? Que se passera-t-il si on est gagné par l’épuisement, l’impuissance ? Est-on sûr de pouvoir bien traiter cet enfant ? Aura-t-on le soutien nécessaire ? Comment les frères et sœurs vont-ils de leur côté vivre la situation ? Auront-ils eux aussi le courage nécessaire pour accepter cet enfant ? Sera-t-il possible de leur accorder toute l’affection à laquelle de leur côté ils ont droit ?
Bref, les questions se multiplient au fur et à mesure que la réflexion avance. Elles nous indiquent une multiplicité de paramètres, d’enjeux, de tensions, qui au bout du compte peuvent conduire à la décision « Je le garde » ou, à l’inverse, en toute conscience, en toute dignité, et dans l’espoir du respect et de la reconnaissance auxquels on a le droit, « Je ne le garde pas ».
À supposer que l’on finisse cependant par accepter l’idée du courage associé à la décision de garder un enfant handicapé, il n’est pas sûr au bout du compte qu’on puisse de cette manière développer des compétences adaptées à la situation. En effet, comment se manifeste le courage ?
On peut tout d’abord tenir bon face à l’adversité en subissant, en courbant le dos tout en restant impuissant devant le malheur. On est souvent renvoyé à l’idée de l’expiation, à l’offrande d’une victime. Ainsi, celui qui se sacrifie est dans l’idée d’un oubli de soi, d’une destruction de soi-même. Est-ce à ce prix qu’on peut faire le bonheur d’un autre ? Et l’enfant handicapé ne risque-t-il pas d’être lui-même mis à la place d’une victime, objet d’une permanente compassion, étouffant son développement, ne laissant place à aucun bonheur pour personne ?
On peut aussi manifester du courage en ne baissant pas les bras, en luttant, en combattant, en résistant, mais parfois en refusant de voir le handicap, en le minimisant, en s’efforçant de voir cet enfant comme les autres, sans plus se préoccuper de ses besoins spécifiques.
Non, décidément, ce n’est pas du courage dont les parents d’un enfant handicapé ont besoin, ils ont besoin d’avoir envie d’aimer cet enfant malgré tout, de l’aimer pour ce qu’il est, en étant capables d’une grande empathie, c’est-à-dire d’une capacité à comprendre ce que cet enfant peut sentir et penser, et ce dont il a besoin pour éprouver de la satisfaction à vivre.
Certains enfants révèlent à leurs parents une force, une créativité, des compétences que ces derniers ne soupçonnaient pas. Mais si les parents sombrent devant le handicap, cela ne signifie pas qu’ils sont faibles, cela signifie qu’ils ont besoin d’une aide, de mains tendues.
Quelles que soient finalement les décisions qui suivent l’annonce d’un diagnostic, quelle que soit la manière dont la vie s’enclenche pour les uns et pour les autres, ce dont tous ont besoin, c’est de mains tendues, c’est de personnes capables de reconnaître la détresse de ceux sur qui tombe le malheur, capables alors de se sentir responsables, d’avoir envie d’être en charge, d’accompagner, d’aider, de se soucier de la souffrance d’autrui. Dans ces conditions peut-être se développera-t-il une résilience, c’est-à-dire un processus capable de transformer le malheur ou de transformer la vie en quelque chose de bien malgré tout.