N°7 | Le moral et la dynamique de l’action – II

Rupert Smith
L’Utilité de la force
L’art de la guerre aujourd’hui
Paris, Economica, 2007
Rupert Smith, L’Utilité de la force, Economica

De la nécessité d’un débat doctrinal. Éléments de réflexion à propos du livre de sir général Rupert Smith.

Le général d’armée sir Rupert Smith a commandé la division britannique engagée dans la première guerre du Golfe en 1990-1991, les forces des Nations unies en Bosnie en 19951 (unprofor), le théâtre d’Irlande du Nord de 1996 à 1999. Son dernier poste, qu’il a quitté en 2002, fut celui de commandant en second de l’otan en Europe (nato dsaceur).

À l’issue d’une carrière de plus de quarante ans sous l’uniforme, le général sir Rupert Smith nous livre dans son premier ouvrage2 intitulé The Utility of Force : The Art of War in the Modern World, le fruit de ses réflexions sur les nouveaux défis posés aux forces armées.

S’appuyant sur une approche très critique de la question, étayée par un style particulièrement libre et direct, l’auteur invite le lecteur à s’interroger sur l’adaptation des forces armées classiques actuelles aux opérations, dans le nouvel environnement que constituent les populations. Il propose des voies pour « redonner son utilité à la force ».

Sa thèse générale s’attache à démontrer de manière audacieuse, avec un style très engagé, voire quelquefois même radical, que bien que le paradigme de la guerre industrielle interétatique soit désormais obsolète 3, les armées occidentales continuent d’appliquer dans leur organisation, leur équipement et leur doctrine, le modèle d’antan s’exposant par là même à de sérieuses difficultés dans l’environnement des nouveaux conflits contemporains. Celles-ci tiennent au fait essentiel, qu’à la différence de la guerre industrielle, dont le résultat stratégique dépendait très étroitement de la victoire tactique sur le champ de bataille, la guerre au milieu de la population ne peut plus être gagnée par la force militaire seule. La démonstration effectuée par l’auteur procède d’une étude historique scrupuleuse des conditions d’engagement des armées de l’époque napoléonienne 4, à la fin de la guerre froide5, puis à l’éclairage des nouveaux engagements actuels 6.

L’auteur rappelle que l’environnement de la guerre a changé : celle-ci ne se déroule plus dans les campagnes face à des armées, mais dans les villes, au sein des populations (amongst the people). Il démontre dès lors, que cette évolution, liminairement géographique, génère des effets systémiques multiples nécessitant de repenser fondamentalement la grammaire des engagements, notamment en replaçant, plus opportunément le facteur humain au cœur des enjeux opérationnels. Pointant avec violence l’excès ostentatoire des moyens technologiques utilisés, le général Rupert Smith, n’hésite pas à suggérer non sans une certaine ironie à propos de la guerre contre l’Irak : « la futilité de la force employée ».

Selon l’auteur, l’actuelle confusion de paradigme entre « guerre industrielle » et « guerre au sein des populations » explique en grande partie les déconvenues générées par de nombreux engagements : « la force semble avoir perdu son utilité ». Concrètement, pour reprendre la distinction de Raymond Aron, l’auteur opine que la guerre actuelle ne vise plus à dicter la paix par le total écrasement de l’autre, mais à négocier les conditions de la paix, puis à établir les modalités favorables à son rétablissement.

De fait, l’usage sans retenue de la force au milieu des populations produit des effets néfastes totalement inverses à l’état final recherché. L’ennemi actuel a changé de nature, il est devenu polymorphe, est présent au sein de l’opinion publique, joue et instrumentalise les médias à des fins subversives : « il sait retourner la force militaire classique en faiblesse politique ». Aujourd’hui, encore plus qu’hier, la guerre se gagne par « les esprits et par les cœurs » et non par une force militaire disproportionnée et coûteuse 7. Le général observe que beaucoup de structures s’avèrent obsolètes dont plus particulièrement celle de l’otan à l’inverse des structures plus adaptées de l’Union européenne 8.

L’absence d’ennemi clairement identifié, mais étroitement intégré à la population 9, amène l’auteur à conclure à la nécessité d’éradication du concept suranné de guerre industrielle interétatique. La réponse la mieux adaptée à la forme contemporaine de conflictualité résiderait alors dans la constitution d’un modèle d’armée unique, optimisé essentiellement dans le but de mener la guerre au milieu des populations.

Son analyse plaide en faveur de l’impérieuse nécessité d’une réévaluation de notre modèle d’armée afin de l’adapter aux engagements réels les plus probables : « les armées se sont réduites en Europe, mais ont gardé les équipements d’un autre âge pour d’autres batailles 10 », dénonce-t-il. La raison principale est « que les adversaires ont appris à se situer en dessous du seuil d’utilité de nos systèmes d’armes 11 » et que les nouveaux théâtres d’opérations urbains ne correspondent plus aux besoins exprimés hier. Selon le général sir Rupert Smith, une transformation doctrinale s’impose. Celle-ci, cependant sera difficile, car si aucune armée ne peut aujourd’hui faire l’économie d’une réflexion sur sa propre doctrine d’emploi des forces, celle-ci se heurte néanmoins à la difficulté culturelle majeure d’avoir à repenser les schémas traditionnels d’usage de la force : « […] j’insiste pour demander une révolution dans notre approche conceptuelle 12… ».

Le constat effectué par le général est relativement pessimiste, puisque la réponse la plus communément admise face aux nouveaux défis d’engagement, tend essentiellement à privilégier les efforts portant sur les aspects technologiques, sur les effectifs, ou encore l’organisation, au détriment d’une réflexion plus fondamentale portant sur les modalités d’engagement des forces.

« L’objectif stratégique ne peut plus être atteint par le seul usage de la force militaire massive 13 », bref, « une victoire militaire n’implique pas nécessairement une victoire politique 14 ».

L’évolution du contexte d’engagement des forces, décrit par le général Rupert Smith, rappelle dans ses grandes lignes directrices l’analyse française effectuée par l’armée de terre dans le cadre de sa réflexion doctrinale d’emploi des forces 15, ainsi que celle effectuée par F. W. Kagan 16. Ces approches tendent à démontrer, l’impérieuse nécessité de mener un débat non seulement national, mais européen sur la question de l’évolution du concept « d’utilité de la force ». De manière plus globale, le débat engagé pourrait soulever particulièrement la question existentielle – s’il en est – de la profonde mutation de la finalité de l’action militaire.

Les points suivants, soulevés par le général Rupert Smith, pourraient utilement être évoqués.

S’il parait dans l’immédiat peu probable d’envisager des conflits interétatiques longs, peut-on définitivement en évacuer toute probabilité d’occurrence 17 ? D’ailleurs ne pourrait-on être en droit de soutenir l’hypothèse selon laquelle c’est justement l’importance d’un haut niveau technologique et industriel qui a considérablement réduit la durée de la guerre classique, mais que celle-ci n’a jamais disparu totalement 18 ?

D’autre part, en se plaçant dans l’optique aronienne qui enseigne que « l’histoire nous apprend qu’elle est toujours tragique et que l’on s’ôte les moyens de maîtriser la force quand on renonce à la puissance », peut-on affirmer comme le fait le général sir Rupert Smith que la guerre classique industrielle est désormais obsolète ?

S’il ne s’agit plus de gagner la bataille, ni même la paix, mais d’établir les conditions qui permettent l’établissement de la paix, quels moyens peuvent être mis en œuvre ?

Dès lors, qu’un certain nombre de tendances lourdes paraissent se dessiner : géopolitique et géostratégique avec la transition du niveau national vers l’international, institutionnelle et politique avec le fait que le militaire cède le pas à l’interministériel, tactique 19 avec notamment l’affirmation progressive de l’interarmisation 20, ou encore technique avec l’accroissement marqué de l’importance du renseignement, il sera intéressant d’initier un débat sur les implications et les futurs possibles de ces mutations.

Par ailleurs, le thème de la juste adaptabilité technologique évoqué par l’auteur n’engage-t-il pas la problématique, – peu abordée dans cet ouvrage – de la définition du nouvel équilibre capacitaire européen ?

Enfin, la dimension sociale de la guerre, que l’auteur s’emploie à présenter comme nouvelle, est-elle réellement récente ? N’est-elle pas intrinsèquement liée à la nature même de la guerre ? Carl von Clausewitz, que l’auteur cite abondamment, n’en a-t-il pas été un ardent défenseur en rappelant déjà : « la guerre est de moins en moins le jugement de la force et de plus en plus l’affrontement des volontés » ?

L’ouvrage L’Utilité de la force ; l’art de la guerre aujourd’hui, suscite et continuera de susciter des réactions passionnées tant au sein de l’institution militaire qu’au sein de la communauté civile et plus particulièrement politique, européenne et transatlantique. Ces réactions témoignent non seulement de l’extrême sensibilité du débat, mais aussi de l’urgence à poursuivre une réflexion doctrinale portant sur le futur emploi des forces armées et sur l’évolution du spectre des missions militaires.


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