N°37 | Les enfants et la guerre

Wassim Nasr

À l’école de l’État islamique :
les « lionceaux du califat »

2013, la guerre en Syrie fait rage depuis deux ans. Damas perd des pans entiers de son territoire, son armée se délite et les populations commencent à migrer au gré des combats et des bombardements de plus en plus intenses ; des milliers puis des millions de Syriens fuient vers les pays limitrophes et certains cherchent à gagner l’Europe. En parallèle, les djihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (eiil) appellent à la hijra1 et au djihad au Cham2, c’est-à-dire à l’émigration et au combat au Levant. Rien d’inhabituel : depuis un demi-siècle, le djihad moderne est promu par différents groupes et organisations, la plus notoire étant Al-Qaïda, parfois même par des États, à l’instar du djihad afghan et dans une moindre mesure du djihad bosniaque. Jusqu’ici, c’était surtout une histoire d’hommes, parfois de couples, plus rarement de femmes, mais quasiment jamais une histoire familiale et donc d’enfants.

  • Lettres des terres des batailles épiques.
    L’hospitalité d’une famille mouhajira

Lettres des terres des batailles épiques est une série de vidéos de propagande de l’eiil visant à promouvoir le quotidien, civil ou militaire, des djihadistes en Syrie. Son but est de mettre en avant certains aspects de ce quotidien, en en omettant d’autres. Tout est vrai, mais ce n’est pas toute la vérité.

À la mi-septembre 2013, l’une de ces vidéos sort de l’ordinaire. Sous le titre L’hospitalité d’une famille mouhajira (« immigrée pour le djihad »), elle met en scène pas moins de cent cinquante membres d’une même famille originaire du Kazakhstan. Après avoir parcouru des milliers de kilomètres, tous, hommes, femmes, vieillards et enfants, ont réussi à rejoindre la Syrie pour faire le djihad sous la bannière noire de l’eiil. En fond sonore, des versets du Coran sont lus par un petit garçon. Une vingtaine d’enfants, y compris des bébés de quelques mois, sont filmés assis par terre devant de très jeunes combattants. Apparaissent également de toutes jeunes filles voilées, certaines d’un voile intégral. Et quand l’image montre l’enfant qui récite le Coran, on découvre qu’il n’a pas plus de six ans. Puis un adolescent, dont le nom de guerre est Abdel-Rahman le Kazakh, explique les raisons de la venue de sa famille en Syrie. Il dit « accomplir son devoir en application des préceptes de l’islam » avant de réciter un verset à la gloire des martyrs dont il souhaite « faire partie au plus vite pour accéder au paradis ». C’est ensuite à Abou Khaled le Kazakh, un autre jeune djihadiste qui semble un peu plus âgé, d’exprimer à son tour son souhait de « mourir en martyr ».

Plus tard dans la vidéo, un hymne à la gloire du djihad international énumère les terrains de « lutte », des Philippines jusqu’au Sahel, en passant par l’Afghanistan, le Pakistan, le Caucase, la Bosnie et, bien, sûr le Levant. Un troisième djihadiste, Seïf el-Din le Kazakh, explique qu’« il est du devoir de chaque musulman de rejoindre le djihad pour défendre les terres des musulmans à travers le monde quand celles-ci sont attaquées ». Car même si chacun de ces territoires a une dynamique propre et locale, le djihad ne reconnaît pas de frontières entre musulmans. C’est l’une de ses principales particularités. Enfin, un certain Abou Hafiz le Kazakh, cinquième djihadiste à prendre la parole, « remercie Allah d’avoir permis à la famille d’émigrer et de se réunir en Syrie pour accomplir son devoir de djihad ».

Ce fut la première vidéo montrant une famille entière de djihadistes étrangers à être diffusée par un organe de communication djihadiste. Elle confirmait la tendance qui se dessinait depuis 2012 en Syrie : l’eiil, ancêtre de l’État islamique actuel, entamait son « projet de société ». La création d’un État, ou du moins d’une nouvelle entité, était bien en route et son attractivité n’était pas à prendre à la légère. L’ambition de l’eiil, puis de l’ei, est en effet de mettre sur pied une « société combattante » où femmes et enfants ont un rôle dans l’effort de guerre envisagé sur place et éventuellement à l’extérieur du théâtre syro-irakien.

  • Les prémices d’un système « éducatif »

En suivant l’évolution de l’État islamique dès son installation en Syrie à travers le Front al-Nosra (fin 2011-début 2012), j’ai pu discuter de différents sujets avec ses membres, à différents niveaux de responsabilité. L’éducation des enfants revenait assez souvent dans les échanges avec Abdel Majid al-Outaïbi. De son nom de guerre Quarin al-Klach (« le compagnon à la kalachnikov »), ce Saoudien trentenaire était l’un des responsables les plus importants de l’eiil dans la région de Ghouta, aux portes de Damas. Il était aussi l’un des premiers dépêchés en Syrie en 2012-2013 par l’État islamique en Irak pour implanter le Front al-Nosra.

Inconnu du grand public en Occident, Outaïbi était en revanche célèbre dans une partie de la jeunesse des pays arabes, en particulier des pays du Golfe, en raison de sa présence dans les toutes premières vidéos djihadistes tournées en Syrie. C’est par lui que fut lancé un fameux appel à destination de la jeunesse musulmane : « Si tu as été un jeune pieux, le djihad est ta place, et si au contraire dans ta jeunesse tu as été plongé dans les péchés, alors saisis la meilleure façon d’effacer tes mauvaises actions ! Ô toi qui buvais de l’alcool, qui commettais la fornication, écoutais de la musique, je t’exhorte à un commerce [comprendre avec Dieu] qui t’épargnera le châtiment [de l’enfer] ! » Ce discours, qui met en lumière la « repentance », a eu un écho considérable dans le monde arabe, mais aussi jusque dans les rues des métropoles occidentales d’où sont partis des milliers d’aspirants djihadistes et dans lesquelles ont depuis été commis plusieurs attentats.

Outaïbi, qui avait différentes responsabilités opérationnelles, consacrait une partie de son temps à l’enseignement auprès d’enfants. Et c’est de cela qu’il a souhaité me parler à plusieurs reprises, allant jusqu’à proposer de m’accueillir pour un reportage sur les écoles de la Dawla (État islamique). Nous étions alors bien avant la prise de Mossoul, les djihadistes s’installaient tout juste à Raqqa, et bien avant la déclaration du Califat. L’éducation était pourtant déjà l’une des préoccupations principales de mon interlocuteur et de son groupe – c’était aussi le cas dans d’autres groupes.

À la rentrée 2013-2014, des montagnes de Lattaquié aux confins du désert syrien, en passant par Raqqa et les faubourgs de la capitale syrienne, plusieurs écoles étaient gérées par des groupes allant des Frères musulmans aux djihadistes les plus durs d’Al-Qaïda ou de l’eiil. Selon l’unesco, en cette année 2013, 40 % des élèves de six à quinze ans, soit près de deux millions d’enfants, étaient déscolarisés. Une situation qui ira de mal en pis d’année en année, au profit des institutions parallèles de l’ei et des desseins de différents groupes djihadistes en la matière.

Selon le commandant d’une unité combattante du Front al-Nosra (ultérieurement Al-Qaïda en Syrie) de la région de Lattaquié, les choses se sont faites petit à petit afin d’éviter de brusquer la population : « Avec des moyens importants [à relativiser par rapport aux moyens d’une école européenne ou même syrienne en ville] et des gens dévoués, plusieurs écoles [classes] ont été mises sur pied. Les nouveaux maîtres des lieux savent répondre aux besoins des familles démunies, surtout quand il s’agit de déplacés internes. Au-delà de l’enseignement axé sur le dogme djihadiste, filles et garçons, dans des classes séparées, reçoivent une aide alimentaire et matérielle pour leurs familles. Une aide acceptée d’où qu’elle vient », selon mon interlocuteur qui restait lucide sur l’absence de choix des parents voire des familles-clans au sens large du terme.

Une première école « pilote » est ainsi ouverte à Aïn al-Baïda, sur les hauteurs de la région côtière de Lattaquié, sous l’égide d’Abou al-Walid al-Chichani (le Tchétchène), un homme sans lien organisationnel avec un groupe ou un autre, mais ayant participé à plusieurs opérations de l’eiil dans le secteur. Les enseignements s’y limitent à la mémorisation du Coran, à l’apprentissage de la langue arabe, c’est-à-dire la bonne prononciation et la lecture, et à quelques rudiments d’autres matières comme les mathématiques et la géographie. À cette époque, l’État islamique tient à ce que les questions philosophiques ou idéologiques ne soient pas abordées : « Ils ne veulent pas effrayer la population et souhaitent attirer une base la plus large possible. » Les enseignants sont des habitants du village ou des environs, souvent des professeurs d’arabe au chômage. Ils touchent des salaires symboliques qui varient entre deux cents et deux cent cinquante dollars par mois (entre cent cinquante et cent quatre-vingt-cinq euros). En revanche, le recteur de l’école est désigné directement par l’État islamique, mais son rôle se limite à superviser le travail des enseignants. Il y a trois niveaux d’études : de six à dix ans, de onze à quinze, et pour les plus de quinze ans. Les enfants sont invités à participer à des compétitions quotidiennes de récitation du Coran et de jeux qui ont lieu au sein de l’école ou parfois en public dans les villes et villages. Aucun enseignement militaire proprement dit n’est alors dispensé dans cette école, ou dans une autre, et il n’y a pas de présence militaire au sein de l’établissement. Pourtant, la glorification des djihadistes et l’encouragement à rejoindre le combat contre le pouvoir central de Bachar al-Assad sont omniprésents.

  • L’éducation, un pilier de l’État islamique

L’emprise grandissante de l’État islamique sur un territoire qui, à cette époque, équivaut en taille à celui du Royaume-Uni, à cheval entre la Syrie et l’Irak, et la déclaration du Califat le 29 juin 2014 changent radicalement la donne. Les responsables de l’ei déclarent alors le début du tamkin (« consolidation »). Pour accomplir sa prétention étatique, l’ei a désormais besoin d’un système éducatif cohérent et en adéquation avec son dogme.

Dès que le contrôle de la ville de Raqqa est bien établi, les premières initiatives de modulation d’un système éducatif proprement djihadiste sont mises en place. Sans difficulté car, malgré le vernis laïc du système éducatif syrien, la société, toutes communautés et obédiences confondues, restait conservatrice dans son ensemble. Certains livres sont interdits, surtout en matière de science, ou censurés d’une manière assez rudimentaire, en déchirant des pages par exemple. Des matières sont proscrites, comme la philosophie ou l’« éducation nationale » produite par Damas ou Bagdad.

La prise de Mossoul par les djihadistes marque un tournant historique aux plans militaire et économique, mais aussi pour l’éducation. Les expériences entreprises en Syrie à un niveau local sont généralisées à tout le territoire contrôlé par l’ei dans les premiers mois qui suivent la prise du chef-lieu de la province de Ninive avec ses deux millions d’habitants. Le diwan al-Taalim (« bureau de l’enseignement ») sort ses premiers communiqués stipulant la mise en place d’un nouveau cursus qui exclut officiellement certaines matières, et remplace de fait les institutions gouvernementales syriennes et irakiennes.

À l’instar de toutes les autres institutions civiles, celles qui s’occupent de l’enseignement des enfants, mais aussi de l’enseignement supérieur, se fondent sur les infrastructures étatiques préexistantes et sur une partie des effectifs disposés à collaborer avec le nouveau pouvoir par conviction, par opportunisme mercantile ou tout simplement par nécessité. C’est de cette manière que des enseignants, qui continuent à toucher un salaire versé par Damas ou Bagdad, deviennent des fonctionnaires de l’administration civile de l’ei. C’est aussi sur la base des infrastructures de Mossoul que celui-ci réussit à modéliser ses premiers livres scolaires, qui sont standardisés, numérisés puis imprimés d’une manière plutôt décentralisée dans différentes localités de son territoire et au-delà.

L’éducation et la formation sont alors un enjeu principal pour l’ei, faisant écho à ce qui m’avait été affirmé par Outaïbi dès la première heure. Plusieurs de ses cadres locaux et étrangers sont affectés à cette tâche sous la direction du bureau de l’enseignement et sous l’étroite surveillance du Comité des chare’i qui édicte les fatwas (« diktats religieux »). Comité qui ne tardera pas à exiger des séances de repentance et de rééducation de tout le personnel de l’Éducation nationale syrien exerçant ou voulant exercer sur le territoire de l’ei. Ceci n’est pas synonyme d’allégeance à celui-ci, mais une sorte de soumission et d’engagement à enseigner ses préceptes. Le cas échéant, le fonctionnaire qui refuse est assimilé à un agent ennemi et son « sang devient licite ».

Mis à part les enseignements religieux et dogmatiques, et de la langue arabe à travers le Coran, les autres matières, comme la physique, la chimie ou les mathématiques, se sont militarisées sur la forme. À titre d’exemple, les enfants sont appelés à identifier des types d’armes ou de munitions, à faire des exercices de mathématiques avec des dessins de grenades ou de kalachnikovs…

  • Les enfants de la aqida (« dogme »)

Après l’éducation vient l’entraînement, désormais obligatoire. À travers une première vidéo de Ninive (novembre 2014), l’EI affirme sa volonté de construire une société combattante sur ses terres et « une génération qui connaît ses ennemis ». On y voit des dizaines d’enfants âgés de huit à douze ans s’entraîner au combat au corps à corps, au maniement des armes et à l’usage d’explosifs. L’entraînement est même étendu aux rudiments du combat urbain et aux tactiques de prise de positions fortifiées en milieu ouvert. La vidéo s’articule en trois phases (maniement des armes, tactique militaire et idéologie), et se termine par une séance d’enseignement doctrinal et religieux.

Cette vidéo fut, à son tour, une première de la part d’un organe officiel de l’ei, sachant qu’on avait déjà vu quelques images « sauvages » d’enfants armés, dont une avec deux enfants français qui s’adressaient aux musulmans de France depuis Raqqa. Des enfants fils de djihadistes ou orphelins pris en charge par l’ei, terreau favorable à l’endoctrinement. D’autres vidéos du même genre, tournées dans différentes localités, suivront.

Même si l’âge de l’enfance est bien défini par les instances internationales, dans les faits il varie d’une contrée à une autre. Pour l’ei, l’enfance se termine avec la puberté ; la participation aux combats est alors licite, ce qui est d’ailleurs souvent le cas dans cette région du monde où on retrouve des enfants enrôlés dans différentes milices allant des rebelles aux islamistes, aux djihadistes et aux milices pro gouvernementales ou kurdes dans le Nord syrien. Tous ces groupes pratiquent l’endoctrinement à différents degrés. Pourtant, l’ei est passé au cran supérieur en exhibant des enfants dans des mises en scène d’exécutions. Dans une vidéo de sept minutes diffusée en janvier 2015, un Kazakh d’une dizaine d’années exécute par balle deux hommes accusés d’être des agents du FSB russe ; il appartient à la famille citée plus haut, l’une des premières à avoir immigré vers la Syrie.

Cette première production du genre sera suivie d’une autre, le 10 mars 2015, qui met en scène Sabri Essid, originaire de Toulouse, en train de diriger l’exécution par un enfant d’un homme qualifié d’espion du Mossad. Le supplicié, un Arabe israélien de Jérusalem, est exécuté par un jeune Français de la famille de Mohamed Merah. La vidéo est diffusée à la date anniversaire des assassinats commis par celui-ci trois ans plus tôt. Aucune de ces informations de contexte n’est mise en avant à l’image ou dans les propos ; c’est un communicant de l’ei qui m’a invité à « réfléchir au choix d’un Français et à celui de la date ».

Depuis, plusieurs vidéos d’exécutions commises par des enfants ont été diffusées par l’ei. Sur l’une d’elles, un enfant de type slave âgé d’à peine quatre ou cinq ans exécute par balle un homme accusé d’espionnage par les djihadistes. Sur une autre, un jeune Britannique du même âge appuie sur un bouton qui déclenche l’explosion d’une voiture piégée dans laquelle plusieurs hommes sont enfermés. La production la plus élaborée dans ce registre reste la mise en scène d’une sorte de jeu de rôle au sein d’une forteresse médiévale dans le désert syrien : plusieurs enfants, entre dix et douze ans, de différentes nationalités, doivent trouver des prisonniers détenus entre les murs de la forteresse et les exécuter.

L’humiliation de l’espion et/ou du traître est la raison principale de ces mises en scène d’exécutions impliquant des enfants en bas âge, mais il en existe d’autres. L’« homme nouveau » tel qu’imaginé par l’ei se veut pur dans sa croyance et dans son dogme mais non en vertu de ses gènes ou de sa nationalité. Cette idée, ou cette volonté, ne se construit pas dans le vide ; elle s’appuie sur une structure sociale humaine faite d’hommes, mais aussi de femmes et d’enfants. L’ei rejette le nationalisme et cherche à démontrer, du moins en 2014-2015, qu’il est capable d’assurer le bon fonctionnement de cette société sur ses terres en opposition au chaos qui régnait dans les territoires tenus par la rébellion syrienne par exemple. À un moment, l’un de ses slogans était al-Amn wal aman (« sécurité et sûreté »). Une notion bien sûr mise à mal par l’effort de guerre entrepris contre les djihadistes officieusement depuis 2013 et officiellement depuis 2014.

Avec la perte de l’emprise territoriale en Syrie et en Irak, l’ei perd de fait sa prétention étatique. Ce qui a été anticipé par les idéologues du groupe il y a bientôt deux ans. Le deuil du territoire a bel et bien été fait. Ceci se reflète clairement dans la littérature djihadiste, dans les discours et dans les vidéos de propagande qui remettent en avant la période où l’ei était confiné au désert d’Anbar entre 2009 et 2013 après une précédente période de contrôle urbain. Dans ce contexte, le rôle des enfants devient plus important encore, car « ce sont eux qui seront les porteurs de l’idéologie, la relève. Nous avons formé une génération qui connaît ses ennemis, qui connaît al-Wala’ wal Bara’ ». Ce qui se perpétuait de père en fils avec les générations précédentes d’une manière informelle est désormais institutionnalisé.

« Connais ton ennemi » : un slogan qui n’est pas propre aux djihadistes de l’ei et que l’on a pu voir fleurir dans les rues de Beyrouth quand les milices chrétiennes désignaient les Syriens comme l’ennemi ou, des années plus tard, quand le Hezbollah organisait des campagnes de « sensibilisation » contre Israël. Mais dans la bouche de plusieurs djihadistes que j’ai eu l’occasion d’interviewer, « connaître son ennemi » n’a pas du tout une signification ponctuelle. Selon eux, ils ont déjà réussi à « forger une génération qui connaît son ennemi », comprendre l’Occident mécréant, mais aussi les chiites ainsi que tous les régimes et pouvoirs établis dans les pays à majorité musulmane sans exception3.

La notion d’internationale djihadiste entre dans ce registre. À l’instar d’une partie de sa production écrite, sonore ou visuelle, l’ei insiste sur le côté transethnique et transfrontalier de son combat, qui a souvent été l’un des leviers utilisés pour appeler à la hijra. Une dynamique enclenchée à l’époque du djihad soviétique puis mise réellement en images avec les premières vidéos du Jordanien Abou Moussaab al-Zarkawi à l’adresse des aspirants djihadistes des pays arabes. Ainsi, les premiers appels à l’unité et à la solidarité djihadistes, qui visaient les pays arabes puis plus largement l’ensemble des pays musulmans, ont été étendus au reste du monde dès 2013 depuis la Syrie, puis depuis toute la zone syro-irakienne avant d’atteindre la Libye, à travers la mise en avant des recrues occidentales et la part ajoutée de terreur que cela inspire quand, pour l’opinion publique occidentale, le djihadiste ressemble au voisin et parle la même langue. Une terreur qui se trouve encore amplifiée lorsqu’il s’agit d’enfants. Si aujourd’hui l’idée d’un réel risque de « retournement » d’Occidentaux contre leur pays au nom du djihad est généralement acceptée ou admise par l’opinion publique, le cas des enfants constitue un problème d’un ordre nouveau.

L’ei, comme d’autres organisations politiques ou criminelles avant lui, démontre que les enfants constituent un vivier au service de ses visées, même quand ceux-ci ne sont pas issus de ses propres rangs, à l’instar des jeunes yézidis dont l’organisation a tué les pères et réduit en esclavage les mères qui sont mis en avant dans les vidéos d’entraînement ou de « jeux de rôle » citée plus haut. Le groupe touche à ce qui est de l’ordre du sacré pour les sociétés occidentales tout en les mettant devant un fait accompli, devant un défi auquel, pour l’heure, il n’existe pas de réponse fiable.

Partant du principe qu’à la puberté un adolescent enrôlé dans les rangs de l’ei devient un combattant, il n’est pas exclu que les forces armées françaises ou occidentales soient confrontées à des enfants djihadistes français. En parallèle, le retour de djihadistes occidentaux hommes, et depuis peu femmes, est plus ou moins anticipé par les autorités compétentes des pays occidentaux. La question des enfants, elle, demeure une inconnue. La question de l’évolution et du suivi des enfants occidentaux qui, en bas âge, ont baigné dans un environnement djihadiste formateur, qui ont vu leurs parents mourir sous les bombes de la coalition ou de la main des alliés de cette coalition, se doit d’être posée. Les fils de « martyrs » sont élevés dans la haine de leurs pays d’origine et formatés à l’idée de venger leurs parents, à l’exemple de deux très jeunes frères français mis en avant dans une vidéo de l’ei intitulée Mon père m’a appris. Certains chercheront à s’appuyer sur les enseignements tirés des programmes onusiens régissant le cas des enfants-soldats du continent africain ou d’ailleurs, sauf qu’aujourd’hui le problème se pose pour la première fois avec des enfants de parents occidentaux en nombre. Tous ont baigné dans un environnement traumatique de guerre et de violence, à défaut d’avoir été forcés de participer à des exactions.

Bien sûr, ces enfants sont avant tout des victimes et le processus n’est pas irréversible, surtout pour les plus jeunes d’entre eux. Tous ceux qui ont été enrôlés au sein de la jeunesse hitlérienne ne sont pas devenus des nazis une fois adultes, et bien des hommes et des femmes se sont révélés de farouches opposants au communisme après avoir subi les camps d’éducation sous des régimes plus ou moins autoritaires ou dictatoriaux. Pourtant, il est nécessaire et essentiel de trouver les réponses multidisciplinaires adéquates à un phénomène qui, à mon sens, est celui de notre siècle.

1 La hijra (« exil ») désigne l’émigration d’un musulman d’un pays non musulman vers un pays musulman ou même d’un pays musulman n’appliquant pas la charia vers un territoire où celle-ci est appliquée.

2 Cham est le nom que les Arabes donnaient autrefois à toute la région occidentale du Croissant fertile (Syrie, Liban, Palestine et une partie de la Jordanie). C’est, après La Mecque et Médine, une terre choisie par Dieu où doivent se rassembler les croyants.

3 Sur ce sujet, lire W. Nasr, État islamique, le fait accompli, Paris, Plon, 2016.

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